Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3843

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 93).
3843. — À M.  LE MARQUIS DE VOYER[1].
Ferney, 5 mai.

Mon sérail est prêt, monsieur ; il ne me manque que le sultan que vous m’avez promis. On a tant écrit sur la population que je veux au moins peupler le pays de Gex de chevaux, ne pouvant guère avoir l’honneur de provigner mon espèce. Je ne savais point du tout quels étaient les usages des haras du roi, quand j’eus l’honneur de vous écrire. Mon seul objet, monsieur, est de seconder vos vues pour le bien de l’État. Je n’ai nul besoin du titre glorieux de garde-étalons du roi pour avoir quelques franchises qu’on dit être attachées à ce noble caractère. Je suis seulement flatté de rendre service, d’ajouter un goût nouveau à mes goûts, et d’être à portée de recevoir quelques-uns de vos ordres. Si vous n’avez point de bel étalon à me donner, j’en ferai venir un dans mes terres ; je vous servirai de mon mieux, et sans qu’il vous en coûte rien. Je vous supplie de m’honorer de vos ordres le plus tôt que vous pourrez.

J’ignore heureusement dans ma retraite tout ce qui se passe dans le monde ; je ne sais si vous êtes aux Ormes[2] ou à l’armée. Si vous êtes aux Ormes, permettez-moi de présenter mes respects à monsieur votre père et à toute votre famille, Oserai-je vous prier, monsieur, d’avoir la bonté de me faire savoir vos intentions un peu plus tôt que vous ne fîtes, quand j’eus l’honneur de vous parler de haras pour la première fois ? Il faut un mari à mes filles, et si vous ne m’en donnez pas un, elles se marieront bien toutes seules.

Au reste, monsieur, pour me faire respecter de tous les palefreniers et de toutes les blanchisseuses du pays de Gex, je voudrais, sous votre bon plaisir, prendre le titre pompeux de directeur ou de lieutenant des haras dans toute l’étendue de trois ou quatre lieues. Un jésuite missionnaire portugais raconte qu’un mandarin lui ayant demandé, à Macao, quel était un homme qui venait de lui parler assez fièrement, le jésuite lui répondit : « C’est celui qui a l’honneur de ferrer les chevaux de l’empereur de Portugal, roi des rois. » Aussitôt le mandarin se prosterna.

J’ai l’honneur d’être, avec les sentiments les plus respectueux, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Château du comte d’Argenson.