Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3842

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 91-92).

3842. — À MADAME DE FONTAINE,
à paris.
Aux Délices, 5 mai.

Que j’écrive de la main de notre ami Jean-Louis[1], ou de la mienne, cela est égal, ma chère nièce, pourvu que j’écrive. Votre sœur n’a pas une santé bien brillante, et n’est pas, à beaucoup près, si ingambe que moi. Je suis devenu plus grand cultivateur et plus grand architecte que jamais ; j’élève des colonnades, et j’ai des charrues vernies ; il ne me manque que de tremper mon blé dans de l’eau de lavande. Vous irez, sans doute, bientôt à Hornoy ; vous m’y préparerez, s’il vous plaît, les logis : car soyez très-sûre que j’y viendrai radoter avant qu’il soit deux ans.

Vous me conseillez, en attendant, de faire une tragédie, parce que le théâtre est purgé de petits-maîtres[2]. Moi, faire une tragédie, après ce que le grand Jean-Jacques a écrit contre les spectacles ! Gardez-vous, sur les yeux de votre tête, de dire que je suis jamais homme à faire une tragédie. Vous voudriez, n’est-il pas vrai, une tragédie d’un goût nouveau, pleine de fracas, d’action, de spectacle, bien neuve, bien intéressante, bien singulière, féconde en sentiments, en situations ; des mœurs vraies, et cependant nouvelles sur la scène ? Vous n’aurez rien de tout cela. Gardez-vous de croire que je fasse une tragédie[3]. Assez d’autres en feront, et suppléeront, par l’action théâtrale que je leur ai tant recommandée, au génie que je leur recommande encore plus.

Monsieur le conseiller du grand conseil, je vous suis très-obligé d’avoir rompu avec moi votre silence pythagorique. Vous n’êtes pas l’écrivain le plus fécond de nos jours ; mais, quand vous vous y mettez, vous écrivez très-joliment, et vous avez, par-dessus Mme de Fontaine, le mérite de l’orthographe. J’espère que, dans l’année 1760, nous recevrons encore de vous un petit mot qui nous fera grand plaisir.

Monsieur le Vitruve d’Hornoy[4], je ne vous conseille pas de faire à votre château un aussi maudit escalier que vous en avez fait à celui de Tournay. Nous verrons comment vous aurez ajusté les appartements de votre aile. Je n’oublierai point les offres que vous me faites d’être quelquefois à Paris mon ambassadeur auprès des puissances nommées banquiers, notaires, ou procureurs du parlement. Il faut que votre mousquetaire Daumart ait été blessé dans quelque bataille ; c’est le plus déterminé boiteux que nous ayons dans la province. Cependant il ne laisse pas de tuer, en clopinant, tous les renards et tous les cormorans qu’il rencontre.

Monsieur le capitaine de cavalerie[5], vous avez fait un cornette qui est le plus malheureux cornette du pays : non-seulement il n’a point de route, mais je ne sais pas trop par quelle route il pourra se tirer des coquins qu’il a engagés pour servir l’État. Ce sont des gens très-belliqueux, car ils jettent des pierres à tous les passants, comme faisait mon singe[6]. On a beau les mettre en prison, ils finiront par assassiner leur cher cornette sur le grand chemin.

Luc m’écrit, du 11 avril, que cette campagne-ci sera plus meurtrière que les autres. Dieu veuille qu’il se trompe ! Je crois que nous ne nous trompons pas en nous flattant que M.  de Silhouette[7] fera, dans son ministère, des choses plus utiles aux hommes que Luc n’en fera de dangereuses. Adieu, ma chère nièce ; les deux ermites vous embrassent de tout leur cœur.

Je me suis arrangé avec la république de Genève pour avoir une belle terrasse de trente toises de long. Cela n’est pas bien intéressant, mais c’est un grand embellissement à nos Délices, où je voudrais bien vous revoir.

  1. Jean-Louis Wagnière.
  2. Les bancs placés sur l’avant-scène disparurent le 23 avril 1759, jour de la rentrée ou de l’ouverture après-Pâques. Le comte de Lauraguais avait donné pour cela trente mille francs ; voyez tome V, page 406.
  3. Voltaire travaillait à Tancrède en ce moment même, et il voulait conspirer très-secrètement contre la cabale.
  4. Il paraît que M. d’Hornoy, fils de Mme  de Fontaine, avait accompagné sa mère chez Voltaire vers le commencement de 1759. C’était son premier voyage aux Délices, à Tournay, à Ferney. Il n’était encore alors que dans sa dix-septième année. (Cl.)
  5. Le marquis de Florian.
  6. Voyez tome XXXIX, page 232.
  7. Voltaire changea bientôt d’opinion ; voyez la lettre à Chauvelin, du 11 décembre 1759.