Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3850

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 99-100).

3850. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
19 mai.

C’est aujourd’hui, mon cher ange, le 19 de mai, et c’est le 22 d’avril qu’un vieux fou commença une tragédie[1] finie hier. Vous sentez bien, mon divin ange, qu’elle est finie et qu’elle n’est pas faite, et que nos maçons, mes bœufs, mes moutons, et les loups nommés fermiers généraux, contre lesquels je combats, et deux ou trois procès qui m’amusent, et des correspondances nécessaires, ne me permettront pas de vous envoyer mon griffonnage, l’ordinaire prochain. Mon cher ange, je vous avais bien dit que la liberté[2] et l’honneur rendus à la scène française échauffaient ma vieille cervelle. Ce que vous verrez ne ressemble à rien, et peut-être ne vaut rien. Mme  Denis et moi, nous avons pleuré ; mais nous sommes trop proches parents de la pièce, et il ne faut pas croire à nos larmes. Il faut faire pleurer mes anges, et leur faire battre des ailes. Vous aurez sur le théâtre des drapeaux portés en triomphe, des armes suspendues à des colonnes, des processions de guerriers, une pauvre fille excessivement tendre et résolue, et encore plus malheureuse, le plus grand des hommes et le plus infortuné, un père au désespoir. Le cinquième acte commence par un Te Deum, et finit par un De Profundis.

Il n’y a eu jamais sur aucun théâtre aucun personnage dans le goût de ceux que j’introduis, et cependant ils existent dans l’histoire, et leurs mœurs sont peintes avec vérité. Voilà mon énigme ; n’en devinez pas le mot, et, si vous le devinez, gardez-moi le secret le plus inviolable. Conspirons, mais ne nous décelons pas ; donnons la pièce incognito. Jouissons une fois de ce plaisir ; il est très-amusant, et d’ailleurs je crois le secret nécessaire. La mesure des vers est aussi neuve au théâtre que le sujet. Mme  Denis n’en a point été choquée ; au quatrième vers, elle s’y est accoutumée. Elle a trouvé ce genre plus naturel que l’ancien, et quelquefois plus convenable au pathétique. Il met le comédien plus à son aise, j’entends le bon comédien. Avec tout cela, nous pouvons être sifflés, et il faut tâcher de ne l’être pas sous mon nom.

Gardez-vous bien d’être aussi empressés de faire voir mon monstre que je l’ai été à le former. Silence, anges, ou point de pièce.

Et ce n’est pas assez de silence, il faut jurer, comme saint Pierre[3], que vous ne me connaissez pas.

Nota bene que, dans notre petite drôlerie, nous n’avons ni rois, ni reines, ni princes, ni princesses, ni même de gouverneur de toute la province[4], comme dit Pierre Corneille ; et c’est encore un agrément.

Voyez, ô anges, quel pouvoir vous avez sur un Suisse !

Je viens de lire Titus[5]. C’est un tour que vous m’avez joué pour me punir d’avance de l’ennui que je vous causerai ; et, pour vous punir, je vous adresse ma réponse au petit Métastase. Il ne m’a pas donné son adresse ; prenez-vous-en à vous si j’en use si librement.

  1. Tancrède.
  2. Voyez ci-dessus, page 91.
  3. Matthieu, xxvi, 72.
  4. Polyeucte, IV, iii.
  5. Tragédie imitée de la Clémence de Titus, de Métastase, par de Belloi ; elle était tombée, le 28 février précédent, à la Comédie française. — Nous ne connaissons pas la réponse de Voltaire au petit Métastase de Belloi. (Cl.)