Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3851

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 100-102).

3851. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
19 mai.

Sire, vous êtes aussi bon frère que bon général ; mais il n’est pas possible que Tronchin aille à Schwedt, auprès du prince votre frère[1]. Il y a sept ou huit personnes de Paris, abandonnées des médecins, qui se sont fait transporter à Genève, ou dans le voisinage, et qui croient ne respirer qu’autant que Tronchin ne les quitte pas. Votre Majesté pense bien que, parmi le nombre de ces personnes, je ne compte point ma pauvre nièce, qui languit[2] depuis six ans. D’ailleurs Tronchin gouverne la santé des Enfants de France, et envoie de Genève ses avis deux fois par semaine ; il ne peut s’écarter ; il prétend que la maladie de monseigneur le prince Ferdinand sera longue. Il conviendrait peut-être que le malade entreprît le voyage, qui contribuerait encore à sa santé, en le faisant passer d’un climat assez froid dans un air plus tempéré. S’il ne peut prendre ce parti, celui de faire instruire Tronchin toutes les semaines de son état est le plus avantageux.

Comment avez-vous pu imaginer que je pusse jamais laisser prendre une copie de votre écrit[3] adressé à M.  le prince de Brunswick ? Il y a certainement de très-belles choses ; mais elles ne sont pas faites pour être montrées à ma nation. Elle n’en serait pas flattée ; le roi de France le serait encore moins, et je vous respecte trop l’un et l’autre pour jamais laisser transpirer ce qui ne servirait qu’à vous rendre irréconciliables. Je n’ai jamais fait de vœux que pour la paix. J’ai encore une grande partie de la correspondance[4] de Mme  la margrave de Baireuth avec le cardinal de Tencin, pour tâcher de procurer un bien si nécessaire à une grande partie de l’Europe. J’ai été le dépositaire de toutes les tentatives faites pour parvenir à un but si désirable ; je n’en ai pas abusé, et je n’abuserai pas de votre confiance au sujet d’un écrit qui tendrait à un but absolument contraire. Soyez dans un parfait repos sur cet article. Ma malheureuse nièce, que cet écrit a fait trembler, l’a brûlé, et il n’en reste de vestige que dans ma mémoire, qui en a retenu trois strophes trop belles.

Je tombe des nues quand vous m’écrivez que je vous ai dit des duretés[5]. Vous avez été mon idole pendant vingt années de suite ;


Je l’ai dit à la terre, au ciel, à Guzman même.

(Alzire, acte III, scène iv.)


Mais votre métier de héros et votre place de roi ne rendent pas le cœur bien sensible : c’est dommage, car ce cœur était fait pour être humain, et, sans l’héroïsme et le trône, vous auriez été le plus aimable des hommes dans la société.

En voilà trop si vous êtes en présence de l’ennemi, et trop peu si vous étiez avec vous-même dans le sein de la philosophie, qui vaut encore mieux que la gloire.

Comptez que je suis toujours assez sot pour vous aimer, autant que je suis assez juste pour tous admirer ; reconnaissez la franchise, et recevez avec bonté le profond respect du Suisse


Voltaire.

  1. Ferdinand de Prusse. Voyez lettre 3833.
  2. Mme  Denis avait quelquefois mal à une cuisse, par suite des mauvais traitements qu’elle éprouva, avec son oncle, en juin 1753, à Francfort ; mais Frédéric s’ennuyait beaucoup d’entendre parler de cette nièce de Voltaire. Voyez sa lettre du 12 mai 1760.
  3. Voyez lettre 3818.
  4. De septembre à novembre 1757.
  5. La lettre de Voltaire où il y avait des duretés est perdue, à moins que Frédéric ne regarde comme telles les expressions du dernier alinéa de la lettre 3818.