Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3867

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 116-117).

3867. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Juin.

Vos derniers vers[1] sont aisés et coulants ;
Ils semblent faits sur les heureux modèles
Des Sarrasin, des Chaulieu, des Chapelles.
Ce temps n’est plus ; vous êtes du bon temps.
Mais pardonnez au lubrique évangile
Du bon Pétrone, et souffrez sa gaîté.
Je vous connais, vous semblez difficile,
Mais vous aimez un peu d’impureté
Quand on y joint la pureté du style.
Pour Maupertuis, de poix-résine enduit,
S’il fait un trou jusqu’au centre du monde,
Si dans ce trou malemort le conduit,
J’en suis fâché : car mon âme n’abonde
En fiel amer, en dépit sans retour.
Ce n’est pas moi qui le mine et le tue ;
Ah ! c’est bien lui qui m’a privé du jour,
Puisque c’est lui qui m’ôta votre vue.


Voilà tout ce que je peux répondre, moi malingre et affublé d’une fluxion sur les yeux, au plus malin des rois et au plus aimable des hommes, qui me fait sans cesse des balafres, et qui crie qu’il est égratigné. Balafrez MM.  de Daun et de Fermor, mais épargnez votre vieille et maigre victime.

Votre Majesté dit qu’elle ne craint point notre argent. En vérité, le peu que nous en avons n’est pas redoutable. Quant à nos épées, vous leur avez donné une petite leçon ; Dieu vous doint la paix, sire, et que toutes les épées soient remises dans le fourreau ! Ce sont les dignes vœux d’un philosophe suisse. Tout le monde se ressent de ces horreurs, d’un bout de l’Europe à l’autre. Nous venons d’essuyer à Lyon une banqueroute de dix-huit cent mille francs, grâce à cette belle guerre.

Pour le parlement de Paris, ce tripot de tuteurs des rois diffère un peu du parlement d’Angleterre. Les sottises dites à haute voix par tant de gens en robe, et avocats, et procureurs, ont germé dans la tête de Damiens, bâtard de Ravaillac ; les sottises prononcées par les jésuites ont coûté un bras au roi de Portugal ; joignez à cela ce qui se passe de la Vistule au Mein, et voilà le meilleur des mondes possibles tout trouvé.

Encore une fois, puissiez-vous terminer bientôt cette malheureuse besogne ! Vous êtes législateur, guerrier, historien, poëte, musicien ; mais vous êtes aussi philosophe. Après avoir tracassé toute sa vie dans l’héroïsme et dans les arts, qu’emporte-t-on dans le tombeau ? Un vain nom qui ne nous appartient plus ; tout est affliction ou vanité[2] comme disait l’autre Salomon, qui n’était pas celui du Nord. À Sans-Souci, à Sans-Souci, le plus tôt que vous pourrez.

De Prades est donc un Doeg, un Achitophel ? Quoi ! il vous a trahi, quand vous l’accabliez de biens ! Ô meilleur des mondes possibles, où êtes-vous ! Je suis manichéen comme Martin[3].

Votre Majesté me reproche, dans ses très-jolis vers, de caresser quelquefois l’infâme[4] ; eh ! mon Dieu, non ; je ne travaille qu’à l’extirper, et j’y réussis beaucoup parmi les honnêtes gens. J’aurai l’honneur de vous envoyer dans peu un petit morceau qui ne sera pas indifférent.

Ah ! croyez-moi, sire, j’étais tout fait pour vous ; je suis honteux d’être plus heureux que vous, car je vis avec des philosophes, et vous n’avez autour de vous que d’excellents meurtriers en habits écourtés. À Sans-Souci, sire, à Sans-Souci ; mais qu’y fera votre diablesse d’imagination ? est-elle faite pour la retraite ? Oui, vous êtes fait pour tout.

  1. Ceux de la lettre 3849.
  2. Ecclésiaste, iv, 16 ; i, 14 ; ii, 11 et 17.
  3. Dans Candide ; voyez tome XXI, page 184.
  4. Dans sa lettre à d’Alembert, du 28 novembre 1762, Voltaire explique ce qu’il entend par l’infâme.