Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5094

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 292-293).

5094. — À M.  D’ALEMBERT.
28 novembre.

Mon cher confrère, mon grand philosophe, vous ne me paraissez pas trop compter sur l’amitié des grands ; n’avez-vous jamais éprouvé que les petits n’aiment guère mieux ? Pour moi, qui ai le bonheur d’être petit, je vous avertis que je vous aime de tout mon cœur. À l’égard du duc de Choiseul, convenez que je lui ai une très-grande obligation, puisque je lui dois d’être libre chez moi, et de ne pas dépendre d’un intendant. Vous ne savez pas ce que c’est qu’un intendant de province. Le frère d’Omer[1] me manda un jour qu’il n’était en place que pour faire du mal : aussi voulut-il m’en faire, et j’eus la franchise de ma terre malgré lui. Vous voyez que je me suis toujours moqué de la famille d’Omer. C’est à M. le duc de Choiseul que je dois tout cela. S’il a eu le malheur de croire, sur une lecture rapide, que j’avais écrit une sotte lettre, il a bien réparé son erreur ; il a noblement avoué son tort : autrefois les ministres ne faisaient jamais de tels aveux.

Pour Luc, quoique je doive être fâché contre lui, je vous avoue qu’en qualité d’être pensant et de Français je suis fort aise qu’une très-dévote maison n’ait pas englouti l’Allemagne, et que les jésuites ne confessent pas à Berlin. La superstition est bien puissante vers le Danube. Vous me dites qu’elle perd son crédit vers la Seine, je le souhaite ; mais songez qu’il y a trois cent mille hommes gagés pour soutenir ce colosse affreux, c’est-à-dire plus de combattants pour la superstition que la France n’a de soldats. Tout ce que peuvent faire les honnêtes gens, c’est de gémir entre eux quand cette infâme est persécutante, et de rire quand elle n’est qu’absurde ; d’éclairer le plus d’esprits bien nés qu’on peut, et de former insensiblement dans l’esprit des hommes destinés aux places une barrière contre ce fléau abominable. Ils doivent savoir que, sans les disputes sur la transsubstantiation et sur la bullo, Henri III, Henri IV, et Louis XV n’auraient pas été assassinés. C’est un bon arbre, disent les scélérats dévots, qui a produit de mauvais fruits. Mais puisqu’il en a tant produit, ne mérite-t-il pas qu’on le jette au feu ? Chauffez-vous-en donc tant que vous pourrez, vous et vos amis. Vous pensez bien que je ne parle que de la superstition[2] : car, pour la religion chrétienne, je la respecte et l’aime comme vous.

Courage, mes frères ! Prêchez avec force, et écrivez avec adresse : Dieu vous bénira.

Protégez, mon frère, tant que vous pourrez, la veuve Calas : c’est une huguenote imbécile, mais son mari a été la victime des pénitents blancs. Il importe au genre humain que les fanatiques de Toulouse soient confondus.

Un autre fanatique de Patouillet, aidé de Caveyrac, a écrit deux volumes[3] contre l’Histoire générale. Tant mieux si on lit leurs livres : cela fera naître des éclaircissements. J’avais levé un coin du voile dans la première édition ; je le déchire un peu dans la seconde. Vous y trouverez de quoi vous édifier.

En attendant, j’enverrai à l’Académie l’Héradius de Calderon : il fera connaître le génie espagnol. En vérité, ils sont dignes d’avoir chez eux l’Inquisition.

Que faites-vous à présent ? travaillez-vous en géométrie, en histoire, en littérature ? Quoi que vous fassiez, écrasez l’infâme, et aimez qui vous aime.

  1. Jean-François Joly de Fleury de La Valette.
  2. Voltaire parlait de la superstition en termes expressifs dès 1740 ; voyez la lettre au président Hénault, du 30 octobre 1740, tome XXXV, page 542.
  3. Les Erreurs de Voltaire sont de Nonotte ; voyez la lettre 5037.