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Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3922

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 165-168).
3922. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
mémoire pour tous les anges.

Le temps étant fort cher, mon cœur tout plein, ma tête épuisée, Pierre le Grand m’occupant du matin au soir, le nouveau semoir[1] à cinq tuyaux demandant ma présence, cinquante maçons me ruinant, l’abbé d’Espagnac me chicanant, trois ou quatre petits procès me lutinant, le désespoir de ces honnêtes prêtres[2] m’amusant, et mes yeux n’en pouvant plus, je dicte avec humilité le présent Mémoire, et je supplie le comité des anges de le lire avec bonté, attention, et sans prévention.

1° Pour M. l’abbé d’Espagnac, je n’en parlerai pas, pour avoir plus tôt fait. Je me borne à remercier tendrement les dignes ministres qui veulent bien traiter avec lui. Je le soupçonne d’être difficile en affaires, et, si les édits du traducteur de Pope[3] sont entre ses mains, je crois que la critique sera épineuse.

2° Je prie tous les anges de députer M. de Chauvelin l’ambassadeur, et de lui faire prendre absolument la route de Genève, qui est plus courte que celle de Lyon. Un homme accoutumé à passer les Alpes passera bien le mont Jura. Son chemin sera plus court de vingt-cinq lieues, en prenant la route de Dijon, Saint-Claude, et Annecy. Nous lui promettons de lui jouer une tragédie et une comédie, dans la masure appelée château de Tournay, sur un théâtre de polichinelle, mais dont les décorations sont très-jolies. Il me verra faire le vieillard d’après nature ; nous le logerons aux Délices[4]. Il peut être sûr d’être très-étroitement logé, mais gaiement, et dans la plus jolie vue du monde. On logera son secrétaire et ses valets de chambre encore plus mal, mais on lui fera manger des truites. Il verra, s’il veut, les graves syndics de Genève, les ministres sociniens, et trouvera encore le secret de leur plaire, selon son usage.

3° Il trouvera des cœurs sensibles à toutes ses bontés, pénétrés d’estime et de reconnaissance ; on discutera avec lui son mémoire sicilien, qui est plein de sagacité et de vues fines et étendues.

Mme Scaliger saura qu’il n’y a aucune de ses critiques, excepté celle du billet adultère[5], que nous n’ayons approuvée. Nous en reconnûmes la justice il y a plus de six semaines ; nous fûmes même beaucoup plus difficiles qu’elle, et nous pouvons assurer que nous avons poussé la sévérité aussi loin que si nous avions jugé la pièce d’un autre.

5° Il faut considérer que la pièce ayant été faite en moins d’un mois, on avait voulu essayer seulement s’il en pouvait résulter quelque intérêt : c’est la première chose dont il faut s’assurer, après quoi le reste se fait aisément. Le fond de la pièce est une femme vertueuse et passionnée, convaincue d’un crime qu’elle n’a pas commis, sauvée du supplice par son amant, qui la croit criminelle, méprisée par celui qui l’a sauvée, et pour qui elle avait tout fait ; plus désespérée de se voir soupçonnée par son amant qu’elle n’a été affligée d’être conduite au supplice ; enfin, son amant mourant entre ses bras, et ne reconnaissant la fidélité de sa maîtresse qu’après avoir reçu le coup de la mort qu’il a cherchée, ne pouvant survivre au crime d’une femme qu’il adorait.

L’intérêt qui doit naître de ce sujet était affaibli par deux défauts, dont le premier a été très-bien censuré dans l’écrit de Mme Scaliger. Ce défaut consistait dans l’invraisemblance, dans le peu de fondement de l’accusation portée contre Aménaïde, dans l’oubli des accessoires nécessaires pour rendre Aménaïde coupable à tous les yeux, surtout à ceux de Tancrède. La correction de ce défaut ne dépendait que de quelques éclaircissements préliminaires, de quelques détails, de quelques arrangements historiques. C’est un travail auquel on ne s’est pas voulu livrer, dans la chaleur de la composition. J’ai traité cette pièce comme la maison que je fais bâtir à Ferney ; je fais d’abord élever les quatre faces, pour voir si l’architecture me plaira, et ensuite je fais les caves et les égouts ; chacun a sa méthode. Les anges verront, par la première édition qu’on leur enverra, que non-seulement la partie historique qu’ils désiraient est traitée à fond, mais qu’elle répand encore dans la pièce autant d’intérêt que de lumière ; et on espère que Mme Scaliger sera contente.

6° Le second défaut consistait dans des longueurs, dans des redites qui détruisaient l’intérêt, aux quatrième et cinquième actes. M. de Chauvelin a fait sur ce vice essentiel un mémoire plein de profondeur et de génie. On voit bien d’ailleurs que ce mémoire est d’un ministre public, car il propose que Norador[6] soit instruit par ses espions de la condamnation d’Aménaïde, et qu’il envoie sur-le-champ un agent pour déclarer qu’il va mettre tout à feu et à sang si on touche à cette belle créature. Je prendrai la liberté, quand j’aurai l’honneur de le voir, de lui représenter mes petites difficultés sur cette ambassade ; je lui dirai qu’il est bien difficile que Norador soit instruit de ce qui se passe dans la ville, lorsqu’on se prépare à lui donner bataille, lorsque les portes sont fermées, les chemins gardés, et si bien gardés qu’on vient de pendre le messager d’Aménaïde, qui les connaissait si bien ; je lui dirai encore que si Norador prenait, dans ces circonstances, un si violent intérêt à Aménaïde, elle ne pourrait plus guère se justifier aux yeux de Tancrède : car, qui assurera Tancrède que le billet sans adresse, qui fait le corps du délit, n’était pas pour Norador ? L’ambassade même de ce Turc ne dit-elle pas clairement que le billet était pour lui ? Il n’y a que le père qui puisse certifier à Tancrède l’innocence de sa fille. Mais comment ce père pourra-t-il lui-même en être convaincu si la fille garde longtemps le silence, comme on le veut dans ce mémoire ? Ce silence même ne serait-il pas une terrible preuve contre elle ? N’est-il pas absolument nécessaire qu’Aménaïde, en voyant Tancrède, au troisième acte, se déclarer son chevalier, avoue à son père, dans les transports de sa joie, que c’est à lui qu’elle a écrit, et qu’elle n’ose le nommer devant ses persécuteurs, de peur de l’exposer à leur vengeance ? Cela n’est-il pas bien plus vraisemblable, bien plus passionné, bien plus théâtral ?

7° On dit dans le mémoire qu’il n’est pas naturel que Tancrède, dans le quatrième acte, coure au combat sans s’éclaircir avec Aménaïde ; qu’elle doit lui dire : Arrêtez ; vous croyez avoir combattu pour une perfide qui écrivait à un Turc, et c’est à un bon chrétien, c’est à vous que j’écrivais. Je répondrai à cela qu’il y a des chevaliers sur la scène, que ces chevaliers sont les ennemis de Tancrède, qu’ils trouveraient Aménaïde aussi coupable de lui avoir écrit contre la loi que d’avoir écrit à Norador. J’ajouterai que dans la pièce, telle qu’elle est, Tancrède n’est point connu ; qu’il était en effet très-ridicule qu’on le reconnût au commencement du quatrième acte ; que c’était la principale source de la langueur qui énervait les deux derniers ; qu’il y avait encore là une confidente, grande diseuse de choses inutiles, et que tout ce qui est inutile refroidit tout ce qui est nécessaire. J’aurai d’ailleurs beaucoup de remerciements à faire, et quelques objections à proposer ; mais j’apprends dans ce moment des nouvelles de mes vaches et de mes semailles, qui sont bien autrement importantes que les amours de Tancrède et d’Aménaïde. Les sangsues du pays de Gex veulent encore me faire payer un centième denier, parce que j’ai prêté mille écus à un pauvre diable pour le tirer de prison. Je vais faire un beau Mémoire[7] pour M. de Chauvelin l’intendant, qui me fera encore plus d’objections que monsieur son frère.

Le résultat de tout ceci, c’est que monsieur l’ambassadeur ne peut pas se dispenser de venir voir la pièce aux Délices. Je la fais copier actuellement, et je l’enverrai bientôt au chœur des anges, de qui je baise les ailes avec toute humilité, pénétré de reconnaissance pour eux tous, et au désespoir d’être heureux loin d’eux. Mais tout le monde me dit que je fais très-bien de rester dans mon royaume de Catai, et que je suis plus sage que Socrate ; je le crois bien.

N. B. que le troisième est tout en action ; le quatrième, en sentiment ; le cinquième, sentiment et action. Vous verrez !

Vous ne verrez jamais un cœur plus fidèle que le mien au culte d’hyperdulie. Mes anges sont mes divinités.

  1. Celui de Lullin de Châteauvieux.
  2. Les jésuites d’Ornex, village voisin de Ferney. Voltaire prenait alors contre eux la défense de MM. de Crassy.
  3. Silhouette.
  4. Le marquis de Chauvelin passa effectivement par les Délices, à la fin d’octobre suivant, avec sa femme.
  5. Voyez la note, page 126.
  6. Ce nom, dans la tragédie de Tancrède, a été remplacé par celui de Solamir.
  7. Voyez la lettre suivante.