Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3924

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 169-172).

3924. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Ferney, 17 septembre.

Il est vrai, madame, que vous êtes dans un couvent[1] comme Héloïse, et que vous avez eu, comme elle, un oncle chanoine. Il est encore vrai que je suis à peu près réduit à l’état d’Abélard ; mais, malheureusement pour moi, je ne peux pas goûter la consolation de vous dire : C’est avec vous que j’ai perdu le peu que je regrette.

Je peux seulement vous assurer que je vous ai toujours trouvée très-supérieure à Héloïse, quoique vous ne soyez pas aussi théologienne qu’elle. Je vous ai connu une imagination charmante, et une vérité dans l’esprit que j’ai rencontrée bien rarement ailleurs. Si je n’ai point eu l’honneur de vous écrire, c’est que ma retraite m’a fait penser qu’un homme qui avait renoncé à Paris ne devait pas se jouer à ce qu’il a connu dans Paris de plus aimable.

J’ai été sensiblement affligé de votre état, et je vous jure qu’il n’a pas peu contribué à me persuader que le meilleur des mondes possibles ne vaut pas grand’chose. Je crois avoir renoncé, pour le reste de ma vie, à la plus extravagante des villes possibles. Ce n’est pas que j’aie la vanité de me croire plus sage que ses habitants, mais je me suis fait une petite destinée à part, avec laquelle je ne puis regretter aucune des folies des autres, attendu que je suis trop occupé des miennes ; je me suis avisé de devenir un être entièrement libre.

J’ai joint à mon petit ermitage des Délices des terres sur la frontière de France, qui avaient autrefois le beau privilège de ne dépendre de personne ; j’ai été assez heureux pour que le roi m’ait rendu tous ces privilèges, malgré le Journal de Trévoux et les Gazettes ecclésiastiques. J’ai eu l’insolence de faire bâtir un château dans le goût italien ; j’ai fait dans un autre une salle de comédie ; j’ai trouvé de bons acteurs, et, malgré tout cela, je me suis aperçu, à la fin, que le plus grand plaisir consiste à être particulièrement et utilement occupé.

Je vois que tous les poëtes ont eu raison de faire l’éloge de la vie pastorale ; que le bonheur attaché aux soins champêtres n’est point une chimère ; et je trouve même plus de plaisir à labourer, à semer, à planter, à recueillir, qu’à faire des tragédies et à les jouer. Salomon avait bien raison de dire qu’il n’y a de bon que de vivre avec ce qu’on aime, se réjouir dans ses œuvres, et que tout le reste est vanité[2].

Plût à Dieu, madame, que vous pussiez vivre comme moi, et que votre société charmante pût augmenter mon bonheur ! Vous voulez que je vous envoie les ouvrages auxquels je m’occupe quand je ne laboure ni ne sème ; en vérité, madame, il n’y a pas moyen, tant je suis devenu hardi avec l’âge[3]. Je ne peux plus écrire que ce que je pense, et je pense si librement qu’il n’y a guère d’apparence d’envoyer mes idées par la poste.

Il y a pourtant un ouvrage honnête qui est actuellement sur le métier ; c’est l’Histoire de la création de deux mille lieues de pays par le czar Pierre. Je fais cette Histoire sur les archives de Pétersbourg, qu’on m’a envoyées ; mais je doute que cela soit aussi amusant que la Vie de Charles XII, car ce Pierre n’était qu’un sage extraordinaire, et Charles un fou extraordinaire, qui se battait, comme don Quichotte, contre des moulins à vent. Jaurai assurément l’honneur de vous envoyer un des premiers exemplaires ; mais je serai bien surpris si l’ouvrage est intéressant.

Non, madame, je n’aime des Anglais que leurs livres de philosophie, quelques-unes de leurs poésies hardies ; et, à l’égard du genre dont vous me parlez, je vous avouerai que je ne lis que l’Ancien Testament, trois ou quatre chants de Virgile, tout l’Arioste, une partie des Mille et une Nuits ; et, en fait de prose française, je relis sans cesse les Lettres provinciales. Ce n’est pas que les pièces nouvelles de nos jours, et les Poésies sacrées de M. Lefranc, n’aient leur mérite. On m’a parlé aussi d’un livre de son frère l’évêque, intitulé la Réconciliation de l’Esprit avec la Religion, ou, comme quelques-uns disent, la Réconciliation normande[4] ; mais on ne peut pas tout lire, et il faut bien se livrer à son goût.

Je vous félicite, madame, vous et M. le président Hénault, de vivre souvent ensemble, et de vous consoler tous deux des sottises de ce monde par les agréments délicieux de votre commerce. J’espère que vous jouirez longtemps tous deux de cette consolation. Vous avez été gourmande, et, quand les gourmands sont devenus sobres, ils vivent cent ans. Si les événements du temps sont le sujet de vos conversations, elles ne doivent pas tarir ; il ne laisse pas d’y avoir quelque plaisir à voir tous les huit jours une sottise nouvelle.

C’est encore un avantage que j’ai dans le petit coin du monde que j’habite ; il n’y a point de pays où l’on soit instruit plus tôt de tout ce qui se passe dans l’Europe ; nous savons toujours les aventures d’Allemagne quatre jours avant vous. Le roi de Prusse me faisait l’honneur de m’écrire assez régulièrement avant que les Russes lui eussent donné sur les oreilles ; il n’a pas actuellement le temps d’écrire ; je le crois très-embarrassé, et, à moins d’un prodige, il faudra qu’il soit un exemple des malheurs de l’ambition ; mais, s’il succombe, il ne pourra pas au moins reprocher sa perte aux Français.

Adieu, madame ; soyez heureuse autant que vous le pourrez. Conservez votre santé, continuez à faire le charme de la société ; faites-vous lire des livres qui vous amusent. Vous ne pouvez lire l’Arioste dans sa langue, et, en cela, je vous plains beaucoup ; mais, croyez-moi, faites-vous lire la partie historique de l’Ancien Testament d’un bout à l’autre, vous verrez qu’il n’y a point de livre plus amusant. Je ne parle pas de l’édification qu’on en retire, je parle de la singularité des mœurs antiques, de la foule des événements, dont le moindre tient du prodige, de la naïveté du style, etc.

N’oubliez pas le premier chapitre d’Ézéchiel, que personne ne lit ; mais faites-vous surtout traduire le chapitre xvi, qu’on n’a pas osé traduire fidèlement, et vous verrez que « Jérusalem est une belle fille que le Seigneur a aimée dès qu’elle a eu du poil et des tétons ; qu’il a couché avec elle, et qu’il l’a entretenue magnifiquement ; que cependant elle a couché avec mille amants, et que même elle s’est souvent servie, quand elle était seule, de…[5] », je n’ose pas dire quoi. Et au verset 20 du chapitre xxiii, il est dit « qu’Ooliba, la bien-aimée, après avoir tâté de mille amants, a donné la préférence à ceux qui ont le talent d’un âne[6] ».

Enfin cette naïveté, que j’aime sur toute chose, est incomparable. Il n’y a pas une page qui ne fournisse de réflexions pour un jour entier. Mme du Châtelet l’avait bien commenté d’un bout à l’autre[7].

Si vous êtes assez heureuse pour prendre goût à ce livre, vous ne vous ennuierez jamais, et vous verrez qu’on ne peut rien vous envoyer qui en approche. Ah ! madame, que le monde est bête ! et qu’il est doux d’en être dehors ! Mais il faudrait surtout le fuir avec vous.

  1. Mme du Deffant demeurait dans le couvent de Saint-Joseph ou Filles de la Providence, rue Saint-Dominique, faubourg Saint-Germain.
  2. Ecclésiaste, chap. iii.
  3. Voyez la lettre 3945, page 191.
  4. Titre d’une comédie de Dufresny.
  5. « Et fecisti tibi imagines masculinas, et fornicata es in eis. » (V. 17.)
  6. « Et insanivit libidine super concubitum eorum, quorum carnes sunt ut carnes asinorum, et sicut fluxus equorum fluxus eorum. »
  7. Le manuscrit autographe était intitulé Examen de la Genèse et des livres du Nouveau Testament : preuves de la religion ; et formait six volumes petit in-8o. Il était dans la bibliothèque de L.-S. Auger, et a été vendu le 14 octobre 1829. (B.)