Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3941

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 187-188).

3941. — À MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
6 octobre.

Quand on a mal aux yeux, madame, on n’écrit pas toujours de sa main ; si je deviens aveugle, je serai bien fâché. Ce n’était pas la peine de me placer dans le plus bel aspect de l’univers. Eh bien ! madame, êtes-vous comprise dans tous les impôts ? Vos fiefs d’Alsace sont-ils sujets à cette grêle ? N’ai-je pas bien fait de choisir des terres libres, exemptes de ces tristes influences ? Avez-vous auprès de vous monsieur votre fils ? N’a-t-on pas au moins confirmé sa pension, qu’il a si bien méritée par sa valeur et par sa conduite dans cette malheureuse bataille[1] ? L’armée n’a-t-elle pas repris un peu de vigueur ? Nous avons besoin de succès pour parvenir à une paix nécessaire. Je suis toujours étonné que le roi de Prusse se soutienne ; mais vous m’avouerez qu’il est dans un état pire que le nôtre. Chassé de Dresde et de la moitié au moins de ses États, entouré d’ennemis, battu par les Russes, et ne pouvant remplir son coffre-fort épuisé, il faudra probablement qu’il vienne faire des vers avec moi aux Délices, ou qu’il se retire en Angleterre, à moins que, par un nouveau miracle, il ne s’avise de battre toutes les armées qui l’environnent ; mais il paraît qu’on veut le miner, et non le combattre. En ce cas, le renard sera pris ; mais nous payons tous les frais de cette grande chasse. Je ne sais aucune nouvelle de Paris ni de Versailles, je ne connais presque plus personne dans ce pays-là. J’oublie, et je suis oublié. Le mot d’oubli, madame, n’est pas fait pour vous. Je vous serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie. Le Silhouette, qui rogne les pensions, en a pris pour lui une assez forte[2]. Bravo.

  1. Celle de Minden, du 1er août précédent.
  2. Il s’était fait donner une pension viagère de 60, 000 francs, dont 20, 000 réversibles sur la tête de sa femme.