Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3961

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 208-209).

3961. — À M.  DE CHAUVELIN[1],
ambassadeur à turin.
4 novembre.

Vraiment, c’est une justice de Dieu que mes chevaux aient égaré Vos très-aimables Excellences, Ils vous auraient menés par le droit chemin s’ils vous avaient conduits dans nos chaumières ; mais ils sont comme moi, ils haïssent le chemin des cours, et surtout n’aiment point à nous priver de votre présence. Voici le jour des contre-temps. Il y avait un petit papier dans la lettre dont vous m’honorez ; j’ouvre la lettre avec Mme  Denis, et vous jugez bien que ce n’était pas sans précipitation ; le petit papier vole dans le feu. Je me suis en vain brûlé le doigt index :


· · · · · · · · · · Jam cinis ater erat.


Hélas ! avons-nous dit, c’est l’image de nos plaisirs ! Voilà comme ce qu’il y a de plus aimable au monde nous a échappé.


Allez, couple charmant, trop prompt à disparaître
De nos simples hameaux par vous seuls embellis ;
    Nous savons que les fleurs vont naître
    Sur les glaces du mont Cenis.
Nous connaissons le dieu chargé de vous conduire ;
S’il vous a bien traités, vous l’imitez aussi.
Vous vous faites un jeu de savoir tout séduire,
    Jusqu’à l’évêque d’Anneci.


C’est un dévot que ce prélat. Il vous dira qu’il faut suivre sa vocation, et il sentira bien que la vôtre est de plaire.

Comme les portes de la ville de Jean Calvin sont fermées à l’heure que je reçois le paquet de Votre Excellence, elle ne l’aura que demain lundi. Apparemment que le libraire de Genève, rempli de conscience, vous a donné, pour votre argent, les livres en question[2], pour suppléer aux œuvres du chevalier de Mouhy. Je doute que les grâces de madame l’ambassadrice s’accommodent de l’outrecuidance de Rabelais ; cependant il y a là de très-bonnes frénésies.

Si dans le billet brûlé il y avait quelqu’un de vos ordres, il vous en coûtera encore deux ou trois mots pour réparer mon malheur.

Mérope-Amènaïde-Denis est enchantée de vous deux. Nous faisons comme on fera à Turin, nous en parlons sans cesse : c’est une consolation que nous ne nous épargnerons pas.

Quand la cour de France voudra subjuguer quelque nation, allez-y tous deux ; passez-y seulement trois jours, et l’affaire est faite. Vous avez rendu Genève toute française.

Couple adorable, recevez mes regrets, mon respect, mon attachement.


La Marmotte des Alpes.

  1. François-Claude de Chauvelin, frère de l’intendant des finances et de l’abbé. Il était ambassadeur auprès du roi de Sardaigne depuis le mois de mars 1753, et il avait épousé, en avril 1758, Agnès-Thérèse Mazade d’Argeville, fille d’un conseiller au parlement. Il fut plus tard maître de la garde-robe du roi Louis XV, sous les yeux duquel il mourut en novembre 1773. Le Dictionnaire de la noblesse donne au marquis de Chauvelin les prénoms de Bernard-Louis. Le marquis de Chauvelin, ancien député, mort en 1832, est son fils. (Cl.)
  2. Il s’agit probablement d’écrits de Voltaire publiés en 1759, et qu’il disait être de Mouhy : voyez la fin de la lettre 3812.