Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3966

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 214-216).

3966. — À M.  LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].
Aux Délices, 9 novembre.

Le sieur Girod, monsieur, a raison de tâcher de vous bien servir. Mais il a tort de vous servir mal. Il veut travailler de son métier ; il cherche à exciter des difficultés qui ne peuvent produire que du mal, tandis que je n’ai cherché qu’à faire du bien, et que je l’ai fait très-facilement. Je suis bien persuadé que vous vous en rapporterez à moi ; non-seulement je tiens en tout le marché que j’ai fait avec vous, mais j’ai été fort au delà.

Je m’étais engagé à faire au bout de trois ans pour douze mille francs d’améliorations et de réparations à la terre que vous m’avez vendue à vie ; et j’en ai fait pour plus de quinze mille les premiers six mois ; j’ai planté quatre cents arbres dans le jardin ; j’ai fait sauter plus de soixante gros rochers qui étaient répandus dans les champs de froment, qui cassaient toutes les charrues et rendaient une partie de la semature inutile : il y en a encore autant pour le moins à déraciner ; et je consume, pour labourer, plus de poudre à canon qu’au siège d’une ville. C’est une entreprise immense, mais qui augmentera bien un jour le prix de la terre : elle ne rapporte pas en effet deux mille francs[2] ; et cette année les simples frais de culture ont passé du double la recette, qui ne va pas à quinze cents. Vous savez que Chouet s’y était ruiné[3], et qu’il n’avait cru pouvoir se dédommager que par la contrebande des blés, commerce très-médiocre, très-indigne de moi, et que je ne ferai sûrement pas : c’est assez pour moi que mes terres me rapportent de quoi nourrir cinquante personnes environ aux Délices, du fourrage pour une vingtaine de chevaux, et du vin pour les domestiques ; ce qu’on peut vendre de surplus n’est presque rien. Ma fortune, qui me met au-dessus des petits intérêts, me permet d’embellir tous les lieux que j’habite ; voilà le revenu que j’en tire. Le plus fort de ce revenu consiste à soulager bien des malheureux, tant à Tournay qu’à Ferney, et dans les terres intermédiaires que j’ai acquises entre ces deux seigneuries. La misère était horrible dans tout ce pays-là, et les terres n’étaient point ensemencées. Dieu merci ! elles le sont à présent.

Bétems, qui était en prison à Genève pour mille écus de dettes, et qui y serait mort si je n’avais pas payé pour lui[4], est actuellement en état de cultiver son petit bien. Je ne vous dis pas tout cela, monsieur, comme le Pharisien pour me vanter de mes bonnes œuvres ; je ne suis pas non plus le Publicain ; mais je dois vous rendre compte de la manière dont je me conduis dans une terre qui vous reviendra après ma mort, et qui vous reviendra sûrement plus belle et plus utile du double que vous ne me l’avez vendue ; je n’ai rien négligé de l’utile, prés, chemins, grange, pressoir, plantations ; tout a été ou fait à neuf, ou réparé. Les plants de Bourgogne que j’ai faits réussissent, et j’espère que vous m’enverrez ceux que vous m’avez promis. Vous croyez bien, monsieur, que je ne compte pas, parmi les réparations et les embellissements qui m’ont déjà coûté quinze mille francs, le petit théâtre que j’ai construit. Cette dépense aurait pu passer chez les Grecs et chez les Romains pour un embellissement nécessaire ; mais il n’en est pas ainsi dans le mont Jura, aux portes de Genève.

Il faut à présent, monsieur, vous parler du petit bois qui fait le sujet des attentions fort inutiles du sieur Girod. Vous en aviez vendu près de la moitié au nommé Charlot ; dans cette moitié, il ne restait que des pins et des tronçons de chênes : j’ai eu la patience de faire déraciner tous ces tronçons. J’ai coupé les pins, dont la plus grande partie a servi aux réparations du château et des granges, et du tout j’ai fait un pré qui rapportera beaucoup plus que des pins et des troncs. Une quarantaine de chênes qu’il a fallu couper ont servi aux ponts-levis du château, aux barrières qui entourent les fossés, au pressoir, et à d’autres usages ; j’en ai donné quelques-uns à Mme Gallatin et au curé que vous m’avez recommandé. Au reste, monsieur, vous trouverez mes conditions exactement remplies, et il restera beaucoup plus de soixante chênes par arpent, l’un portant l’autre. Ainsi ne soyez nullement en peine. Il eût été difficile, vous le savez bien, que vous eussiez pu faire jamais avec personne un marché aussi avantageux que celui-ci. Je ne crois pas même qu’il y en ait d’exemple, et j’ai tout lieu de me flatter que vous ne me troublerez pas dans les services que je vous rends, à vous et à votre famille.

Au reste, je n’ai point fait tort à la mienne, que j’aime, en transigeant avec vous, et en faisant des dépenses si extraordinaires. Je n’y ai mis que mon revenu. Bien des gens prodiguent le leur d’une manière moins estimable. Je mets mon plaisir à rendre fertile un pays qui ne l’était guère, et je croirai en mourant n’avoir point de reproches à me faire de l’emploi de ma fortune.

Je me flatte, monsieur, que la vôtre est en bon état, malgré les convulsions qu’éprouve la France. Il n’y a point de prospérité que je ne vous souhaite. On dit que monsieur votre frère est dans un état de langueur qui ne lui permet guère de venir au pays de Gex. Je crois qu’il conviendrait assez qu’il voulût bien me faire avoir la capitainerie des chasses ; j’aurais des gardes à mes dépens, et le pays aurait plus de gibier. Je me recommande à vos bontés et à votre amitié, ayant l’honneur d’être, monsieur, du meilleur de mon cœur, avec tous les sentiments que je vous dois, votre très-humble et très-obéissant serviteur.


Voltaire,

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Je lui ai remis le bail de 3,300 livres, qu’il n’a pas voulu entretenir parce qu’il y aurait perdu en effet. (Note du président de Brosses.)
  3. Faux tout le long. (Id.)
  4. En profitant de la nécessité où il se trouvait pour acheter son bien à vil prix. (Note du prrésident de Brosses.)