Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3978

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 231-232).
3978. — DE M.  LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].

Il est certain, monsieur, que j’aimerais mieux vous vendre Tournay que de vendre ma vaisselle d’argent à notre invincible monarque[2]. Mais avec cela je suis bien perplexe sur la proposition que vous me faites. Considérez un moment avec moi le déplorable état des finances du royaume : public et particulier, tout est en l’air ou déjà au fond de l’abîme. Que ferai-je de votre argent ? Ce que j’en ai déjà fait ; un bon emploi en apparence, qui, le lendemain, s’en est allé en fumée sous le bon plaisir du roi et de ses ministres. Que diable voulez-vous que l’on dise quand on voit Montmartel[3] poursuivi à la justice consulaire ? Quand je vous aurai vendu ma terre, que vous m’aurez bien payé, que j’aurai pris toutes les précautions possibles à la courte sagesse humaine, il arrivera probablement qu’au lieu de chênes je n’en aurai plus que les feuilles. Il n’y a que les fonds, bons ou mauvais. Si je trouvais à remplacer celui-ci par quelque autre acquisition ! Mais qui que ce soit n’est assez sot pour vouloir se défaire. Enfin vous savez ce que j’eus l’honneur de vous répondre, dans un temps non suspect, à une pareille question que vous me faisiez par curiosité (car c’était après notre traité signé) : qu’elle ne serait jamais aliénée à moins de deux cent mille livres argent courant, car c’est toujours en argent courant qu’elle a été marchandée par des Genevois. Il faut déduire ce que vous m’avez déjà payé. Faites la soustraction, et dites que je risque de faire une sottise. C’est une terre ancienne dans ma famille ; une situation charmante, dont l’âme est exhilarée ; un fonds en franchise qui ne paye point de dixième (je ne sens que trop le poids d’en payer trois ailleurs) ; à la porte de l’étranger, dans un temps où il n’y a aucune personne sensée qui ne songe à retirer du royaume son argent, s’il y en a, et sa personne, s’il le pouvait. En un mot, conseillez-moi sur votre proposition. Que feriez-vous en ma place ? Je ne puis consulter personne qui ait plus d’esprit, pour qui j’aie plus de confiance et de véritable attachement. Br.

Le contrôleur général[4] branle au manche. On parle beaucoup de M.  Joly de Fleury. Il sera bien intrépide s’il accepte. Mais tous y voudront passer. Le sultan des Mille et une Nuits faisait tous les matins couper la tête à sa femme, et en retrouvait une autre le soir dans son lit.

Ne soyez point en colère contre Girod de ce qu’en son style de notaire il a choqué votre oreille


Par l’impropriété d’un mot sauvage et bas,
Qu’en termes très-exprès condamne Vaugelas.

Ne lui en voulez pas non plus sur l’article des bois. C’est une chose de règle et d’usage qui ne fait de mal à personne. Il ne s’agit que de constater l’état des lieux, et d’empêcher qu’on n’élève là-dessus des contestations un jour à venir.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Arrêt du conseil exhortant les sujets du roi à porter leur argenterie à la Monnaie (26 octobre 1759).
  3. Paris de Montmartel, banquier de la cour.
  4. Silhouette. Son successeur fut Henri-Léonard-Jean-Baptiste Bertin (21 novembre 1759).