Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3991

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 248-250).

3991. — À M.  THIERIOT.
Aux Délices, 5 décembre.

Ermite de l’Arsenal, l’ermite de Tournay et des Délices est dictateur, parce qu’il a mal aux yeux. Vous m’écrivez toujours à Genève, comme si j’étais un parpaillot ; mettez par Genève, s’il vous plaît. Je ne veux pas que l’enchanteur qui fera mon histoire prétende, sur la foi de vos lettres, que j’ai fait abjuration. La bonne compagnie de Genève veut bien venir chez moi, mais je ne vais jamais dans cette ville hérétique. C’est ce que je vous prie de signifier à frère Berthier, supposé qu’il vive encore, ou à frère Garasse, ou même à l’auteur des Nouvelles ecclésiastiques[1]. Il me semble qu’il faudrait faire une battue contre toutes ces bêtes puantes ; mais les philosophes ne sont presque jamais réunis, et les fanatiques, après s’être déchirés à belles dents, se réunissent tous pour dévorer les philosophes. Un de mes plaisirs, dans mon petit royaume, est de tirer à cartouches contre ces drôles-là, sans les craindre ; c’est un des amusements de ma vieillesse.

On dit que la tragédie[2] de M.  de Thibouville n’a pas si bien réussi que l’Apparition de frère Berthier. Il y a quelques années que les choses sérieuses ne réussissent guère en France, témoin la prose retirée[3] du traducteur de Pope, et témoin nos combats sur terre et sur mer. Il faut espérer que le diable, qui n’est pas toujours à la porte d’un pauvre homme, ne sera pas toujours à la porte de la pauvre France.


Ô passi graviora ! dabit Deus his quoque finem.

(Virg., Æneid. lib. I, v. 199.)

On profitera sans doute des bons exemples des Russes et du maréchal de Daun. Retenez pour votre vie, mon ancien ami, une anecdote singulière : le roi de Prusse me mande, du 17 de novembre, ces propres mots : Dans huit jours je vous en écrirai davantage de Dresde ; et, au bout de trois jours, il perd vingt mille hommes. Vous m’avouerez que ce monde-ci est la fable du Pot au lait[4].

Vous avez sans doute une mauvaise copie de la Femme qui a raison, et soyez sûr qu’on n’a que de très-détestables copies de presque tous nos amusements de Tournay et des Délices ; vous auriez bien dû venir voir les originaux. Nous avons joué une nouvelle tragédie sur un petit théâtre vert et or, et nous avons fait pleurer deux des plus beaux yeux que je connaisse, qui sont ceux de Mme  l’ambassadrice de Chauvelin, sans compter ceux de son mari, moins beaux à la vérité, mais appartenant à une tête pleine d’esprit et de goût. Ma nièce n’a pas tous les talents de Mlle  Clairon, mais elle est beaucoup plus attendrissante, et non moins vraie. Pour moi, je suis, sans vanité, le meilleur vieillard que nous ayons à la Comédie.

Je me suis un peu ruiné, mon cher ami, en bâtiments et en châteaux, et mes moutons se meurent de la clavelée ; cependant je n’ai point envoyé ma vaisselle à la Monnaie, attendu qu’il n’y a point d’hôtel, ni même aucune monnaie dans le pays de Gex, et que je ne veux point la vendre à des huguenots. Je n’ai point de culs noirs[5], et j’ai renoncé aux blancs, que j’aimais autrefois à la folie.

M.  de Paulmy a-t-il renoncé à l’exécrable dessein d’aller en Pologne[6] ? Présentez-lui mes respects, et dites-lui que, s’il persiste dans cette triste idée, j’avertirai les housards prussiens, qui le prendront en passant. N’a-t-il donc pas assez de son mérite pour vivre à Paris, toujours estimé et honoré ?

Buena noche[7], mon ancien ami.

  1. Appelées vulgairement Gazette ecclésiastique ; voyez tome XXI, page 419.
  2. Namir ; voyez lettre 3956.
  3. Voltaire veut probablement parler des édits du 20 septembre (voyez lettre 3954), qui furent en effet retirés.
  4. La Fontaine, livre VII, fable x.
  5. Voyez une note sur la lettre 3986.
  6. Le marquis de Paulmy fut nommé à l’ambassade de Pologne, à la fin de 1759.
  7. Mots espagnols qui signifient bonne nuit.