Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3998

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 256-257).

3998. — À M.  LE MARQUIS DE CHAUVELIN,
ambassadeur à turin.
Aux Délices, 11 décembre.

Il est bien beau à Votre Excellence de songer à des tragédies françaises, quand vous avez des opéras italiens. Pour moi, je renonce cet hiver aux uns et aux autres. Phèdre, non pas la Phèdre de Racine, mais Phèdre, le conteur de fables, dit :


Vaces oportet, Eutyche, anegotiis,
Ut liber animus sentiat vim carminis.

(Lib. III, Prolog.)

Je maintiens que le public de Paris est comme ce M.  Eutychius ; il n’est pas en état de sentir vim carminis. Il lui faut argent, gaieté, succès ; il n’a rien de tout cela ; il siffle tout pour se venger.

J’avais fait ma Chevalerie dans un temps moins malheureux, et j’espérais que vous pourriez la voir à Paris. Vous et madame l’ambassadrice l’avez assez honorée dans ma petite retraite. M.  le duc de Choiseul est, je crois, à présent un vrai Eutychius ; moi, chétif, je suis attristato, malinconico, ammalato. L’hiver me rend de mauvaise humeur ; il m’ôte le plaisir de me ruiner en bâtiments. J’essuie des banqueroutes. Les misères publiques poussent jusqu’au mont Jura, et viennent m’y trouver.

Vraiment oui, monsieur, j’ai reçu une lettre du roi de Prusse ; j’en ai reçu trois en huit jours. Je suis comme les gens de l’île des Papegauts[1] : « L’avez-vous vu, bonnes gens, l’avez-vous vu ? Eh oui, pardieu ! nous en avons vu trois, et nous n’y avons guère profité. » Cette petite affaire me paraît aussi épineuse que celle de ce rude abbé d’Espagnac, qui ne finit point, et qui s’amuse à présent à condamner le lit de justice.

Je pense que tout le monde est devenu fou ; cela ne serait rien, si l’on n’était pas devenu aussi gueux. Je crois pourtant que Luc écrira à votre ami[2] avant un mois. Pour moi, je vous remercierai toujours des bontés dont vous m’avez honoré auprès de cet épineux d’Espagnac. Il devrait bien plutôt songer à tirer le pays de Gex de la misère qu’à grimeliner des lods et ventes.

Il ne m’appartient pas de parler à Votre Excellence des affaires publiques ; mais il faut que je vous conte un trait assez singulier qui a quelque rapport à ce qui se passe sur terre. Vous savez que le roi de Prusse m’écrit quelquefois en vers et en prose, quand il a fait sa revue et joué de la flûte ; or il m’écrivait le 17 de novembre : « Nous touchons à la fin de notre campagne ; elle sera bonne, et je vous écrirai, dans une huitaine de jours, de Dresde, avec plus de tranquillité et de suite qu’à présent ; » et vous savez, au bout de trois jours, ce qui lui est arrivé[3]. Je trouve partout la fable du Pot au lait[4]. Quel pot au lait que ce Silhouette ! Son premier début m’avait séduit. Ce traducteur du Tout est bien, de Pope, m’a vite rangé du parti de Martin, et m’a fait voir combien tout est mal. Il faut tâcher de vivre comme le seigneur Pococurante. Mais il y a un seigneur qui me paraît de tout point préférable ; c’est le plus aimable des hommes, mari de la plus aimable des femmes. Je leur présente à tous deux, avec leur permission, les plus tendres respects.

  1. Voyez Pantagruel, liv. IV, chap. xlviii ; comment Pantagruel descendit en l’isle des Papimanes. — C’était de mémoire seulement que Voltaire en citait ce passage.
  2. Le duc de Choiseul.
  3. Voyez une note de la lettre 3992.
  4. Voyez la lettre 3991.