Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4034

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 288-289).

4034. — DE MADAME DENIS
à m. dupont, avocat[1].
Ce 26 janvier 1760, des Délices.

Je suis une paresseuse, mais je ne vous oublie pas un moment dans ma vie, monsieur, et je vous regrette sans cesse. Quoiqu’il y ait de l’esprit dans Genève, j’aime bien mieux le vôtre ; et vous savez y joindre un cœur si désirable et si bon que je me garderai bien de le comparer aux cœurs helvétiens : sans être gâtés, ils sont peu maniables. Il y a une rudesse dans leurs mœurs à laquelle une Française a de la peine à s’accoutumer. Point de vraie amitié : chacun s’observe et songe à soi. Ils font peu de cas de la franchise, parce qu’ils n’ont pas encore l’âme assez élevée pour savoir s’en servir. Ils croient aussi la finesse un mérite, et ils ignorent qu’elle est le partage des petites âmes. En général, il y a ici de la culture dans l’esprit, assez de justesse ; nulle espèce de goût, et peu d’aménité dans la société, ce qui fait en France le charme de la vie. Mais le grand art de vivre est de savoir prendre les hommes tels qu’ils sont : ainsi, je m’accommode de ceux-ci. En quittant Paris, j’ai renoncé à ses agréments. Je les avais retrouvés à Colmar dans vous seul, et c’est dans vous que je les regrette. Est-ce que nous ne nous verrons plus ? Je n’ai point oublié qu’il y a des vacances où vous pouvez vous absenter : n’y aurait-il pas moyen de nous les donner cette année, et de prendre des arrangements pour nous voir ? Si vous en avez autant d’envie que moi, vous me donnerez des ouvertures sur cela, que je favoriserai de tout mon pouvoir.

Vous me dites de vous mettre au fait de l’aventure de Colini ; la voici : Il aime les femmes comme un fou, et il n’y a pas de mal à cela ; mais les femmes lui tournent la tête, et lui donnent un esprit tracassier qui s’étend jusqu’à ses supérieurs, et qui peut lui être nuisible. Voilà ce que nous avons éprouvé, mon oncle et moi. Je ne doute pas que l’expérience ne le rende plus sage. Je lui ai pardonné de tout mon cœur ces misères. J’ai engagé mon oncle de tout mon pouvoir à lui rendre service ; il y a réussi, j’en ai été enchantée : s’il est sage, voilà sa fortune faite auprès de l’électeur, car il lui fait une pension pour sa vie.

Il paraît ici les Poésies du roi de Prusse, imprimées dans Genève : il ne pourra pas dire que c’est mon oncle qui les a mises au jour : car c’est pour ce beau livre que nous avons essuyé la scène de Francfort. Il y parle avec un très-grand mépris de la religion chrétienne, ce qui déplaît fort à nos protestants genevois et suisses, qui le regardaient comme l’apôtre de leur croyance.

Adieu, monsieur ; venez nous voir cet automne, nous vous jouerons la comédie. Je suis bien sûre de tout le plaisir que vous ferez à mon oncle. Il parle de vous avec la plus tendre amitié, et la nièce vous est tendrement et inviolablement attachée pour la vie.

Gardez-moi le secret sur le portrait que je vous fais des habitants du pays où je suis ; vous sentez que ces choses-là ne doivent jamais nous passer. Embrassez pour moi Mme Dupont : je l’aime toujours.

  1. Lettres inédites de Voltaire, de Mme Denis, de Colini, etc. Paris, P. Mongie aîné, 1821.