Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4057

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 314-316).

4057. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Freyberg, 24 février.

De combien de lauriers vous êtes-vous couvert,
Au théâtre, au lycée, au temple de l’histoire !
      Amant des filles de Mémoire,
Leurs immenses trésors vous sont toujours ouverts ;
      Vous y puisez la double gloire
D’exceller par la prose ainsi que par les vers ;
Malgré tous ces écrits dont vous êtes le père.
Un laurier manque encor sur le front de Voltaire.
      Après tant d’ouvrages parfaits,
      Avec l’Europe je croirais.
      Si par une habile manœuvre
      Ses soins nous ramènent la paix,
      Que ce sera son vrai chef-d’œuvre[1].


Voilà ce que je pense avec toute l’Europe. Virgile a fait d’aussi beaux vers que vous, mais il n’a jamais fait de paix. Ce sera un avantage que vous gagnerez sur tous vos confrères du Parnasse, si vous y réussissez.

Je ne sais qui m’a trahi et qui s’est avisé de donner au public des rapsodies qui étaient bonnes pour m’amuser, et qui n’ont jamais été faites à intention d’être publiées. Après tout, je suis si accoutumé à des trahisons, à de mauvaises manœuvres, à des perfidies, que je serais bien heureux que tout le mal qu’on m’a fait, et que d’autres projettent encore de me faire, se bornât à l’édition furtive de ces vers. Vous savez mieux que je ne le peux dire, que ceux qui écrivent pour le public doivent respecter ses goûts, et même ses préjugés. Voilà ce qui a donné des nuances différentes aux auteurs, selon les siècles dans lesquels ils ont écrit, et pourquoi les hommes, même les plus supérieurs à leur temps, n’ont pas laissé de s’imposer le joug de la mode. Pour moi, qui ai voulu être poëte incognito, on me traduit malgré moi devant le public ; et je jouerai un sot rôle. Qu’importe ? je le leur rendrai bien.

Vous me parlez des détails[2] d’une affaire qui ne sont jamais venus jusqu’à moi. Je sais que l’on vous a fait rendre, à Francfort, mes vers et des babioles ; mais je n’ai ni su ni voulu qu’on touchât à vos effets et à votre argent. Cela étant, vous pouvez le redemander de droit : ce que j’approuverai fort ; et Schmidt n’aura sur ce sujet aucune protection à attendre de moi.

Je ne sais quel est ce Bredow dont vous me parlez. Il vous a dit vrai. Le fer et la mort ont fait un ravage affreux parmi nous ; et, ce qu’il y a de triste, c’est que nous ne sommes pas encore à la fin de la tragédie. Vous pouvez juger facilement de l’effet que d’aussi cruelles secousses font sur moi ; je m’enveloppe dans mon stoïcisme le plus que je peux. La chair et le sang se révoltent souvent contre cet empire tyrannique de la raison ; mais il faut y céder. Si vous me voyiez, à peine me reconnaîtriez-vous : je suis vieux, cassé, grison, ridé ; je perds les dents et la gaieté. Si cela dure, il ne restera de moi-même que la manie de faire des vers, et un attachement inviolable à mes devoirs et au peu d’hommes vertueux que je connais. Ma carrière est difficile, semée de ronces et d’épines. J’ai éprouvé de toutes les sortes de chagrins qui peuvent affliger l’humanité, et je me suis souvent répété ces beaux vers[3] :


Heureux qui, retiré dans le temple des sages, etc.


Il paraît ici quantité d’ouvrages que l’on vous donne : le Salomon, que vous avez eu la méchanceté de faire brûler par le parlement[4] ; une comédie, la Femme qui a raison ; enfin une Oraison funèbre de frère Berthier[5]. Je n’ai à riposter à toutes ces pièces que par celles que je vous envoie, qui certainement ne les valent pas ; mais je fais la guerre de toutes les façons à mes ennemis ; plus ils me persécuteront, et plus je leur taillerai de la besogne. Et, si je péris, ce sera sous un tas de leurs libelles, parmi des armes brisées sur un champ de bataille ; et je vous réponds que j’irai en bonne compagnie dans ce pays où votre nom n’est pas connu, et où les Boyer et les Turenne sont égaux.

Je serais bien aise de vous recevoir ; je vous souhaite mille bonheurs ; mais où, quand, et comment ? Voilà des problèmes que d’Alembert ni le grand Newton ne sauraient résoudre.

Adieu ; vivez heureux et en paix ; et n’oubliez pas ceux que le diable, ou je ne sais quel être malfaisant, lutine.


Fédéric.

  1. Au lieu de ces treize vers, on lit dans l’édition de Berlin :

    De combien de lauriers vous êtes-vous couvert
    Au théâtre, au lycée, au temple de l’histoire !
          Amant des filles de Mémoire,
    Leurs immenses trésors vous sont toujours ouverts ;
          Vous y puisez la double gloire
    D’exceller par la prose ainsi que par les vers.
          Doué de la grâce efficace
          Du dieu du goût et du Parnasse,
          Il vous a de, plus départi
          L’art heureux d’instruire et de plaire,
          Que tous ces peuples ont senti.
    Dans ces écrits divins dont vous êtes le père,
    Un laurier manque encor sur le front de Voltaire :
          Malgré tant d’ouvrages bien faits,
          Avec l’Europe je croirais,
          Si par une habile manœuvre
          Vos soins nous ramenaient la paix,
          Que ce serait votre chef-d’œuvre.

  2. La lettre où Voltaire donnait ces détails est perdue. (B.)
  3. Ces vers sont une imitation de Lucrèce par Voltaire, qui les avait insérés dans sa dédicace d’Alzire : voyez tome III.
  4. Le Précis de l’Ecclésiaste et du Cantique des cantiques ; voyez lettre 3954.
  5. Voyez la Relation de la maladie, etc., du jésuite Berthier, tome XXIV, page 95.