Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4058

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 316-317).

4058. — À M.  HENNIN.
Aux Délices, 27 février.

Monsieur, vous êtes bien bon de vous ressouvenir de moi lorsque, après avoir vu le Pausilippe, vous allez revoir les salines de Pologne. J’aimerais comme vous l’Italie, s’il n’y fallait pas demander permission de penser à un jacobin ; mais je n’aimerais pas la Pologne, quand même on y penserait sans demander permission à personne. Je vous souhaite beaucoup de plaisir, et à M.  le marquis de Paulmy, avec les palatins et les palatines. Tâchez surtout de conserver votre santé dans vos voyages. Autrefois on envoyait chez les Suisses et chez les Polonais des hommes vigoureux qui tenaient tête, à table, aux deux républiques ; aujourd’hui on n’y envoie que des gens d’esprit. Leur seule instruction était : Bibat aut moriatur ; mais il paraît qu’aujourd’hui leur instruction est de plaire.

Vous avez, monsieur, à la tête des affaires étrangères, un homme[1] d’un rare mérite, bien fait pour connaître le vôtre. Je lui suis passionnément attaché par inclination et par reconnaissance. Il donnera sûrement à son ministère plus de force et de noblesse qu’il n’en a eu jusqu’ici. Je souhaite qu’il soit aussi aisé d’avoir de l’argent qu’il lui est naturel d’avoir de grands sentiments.

Vous m’étonnez beaucoup, monsieur, de dire que vous repasserez par Berlin. Je me flatte au moins que vous ne verrez pas le roi de Prusse à Dresde. Jamais prince n’a donné plus de batailles et fait plus de vers. Plût à Dieu que, pour le bien de l’Europe, vous le trouvassiez à Sans-Souci faisant un opéra ! Vous trouverez le roi de Pologne moins poète et moins guerrier ; mais vous ferez la Saint-Hubert avec lui, et c’est une grande consolation. Vous aurez le plaisir de voir en passant l’armée russe couchée sur la neige, et vous l’exhorterez à aller coucher à Leipsick.

Au reste, monsieur, je conçois que cette sorte de vie doit vous être agréable : ce sont toujours des objets nouveaux ; vous avez le plaisir de vous instruire, et de servir le roi : cela vaut bien les soupers de Paris, où, de mon temps, tout le monde parlait à la fois sans s’entendre. Je ne crois pas qu’aujourd’hui notre capitale ait lieu de penser qu’on n’est bien que chez elle. Je suis bien sûr que vous ne la regretterez pas plus dans vos voyages que moi dans ma retraite. Il faudrait être bien bon pour croire qu’on ne peut être heureux que dans la paroisse de Saint-Sulpice ou de Saint-Eustache.

Vous verrez probablement de grands événements : c’est le Nord qui est le grand théâtre ; mais c’est l’Angleterre qui joue le plus beau rôle. Le nôtre n’est pas aujourd’hui si brillant ; mais M.  de Paulmy et vous, vous serez comme Baron et la Champmêlé, qui faisaient valoir les pièces de Pradon.

Je vous demande pardon de ne pas vous écrire de ma main, étant un peu malingre. Les sentiments de mon cœur pour vous n’en sont pas moins vifs ; je me vante d’avoir senti tout d’un coup tout ce que vous valez. Je vous prie de me conserver un peu d’amitié ; je suis entièrement à vos ordres, et c’est avec tous les sentiments que vous méritez que j’ai l’honneur d’être passionnément, etc.


Voltaire.

Si vous et M.  de Paulmy étiez d’honnêtes gens, vous passeriez par chez nous.

  1. Le duc de Choiseul.