Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4092

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 349-351).

4092. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Aux Délices, 12 avril.

Je ne vous ai envoyé, madame, aucune de ces bagatelles dont vous daignez vous amuser un moment. J’ai rompu avec le genre humain pendant plus de six semaines ; je me suis enterré dans mon imagination ; ensuite sont venus les ouvrages de la campagne, et puis la fièvre. Moyennant tout ce beau régime, vous n’avez rien eu, et probablement vous n’aurez rien de quelque temps.

Il faudra seulement me faire écrire : « Madame veut s’amuser, elle se porte bien, elle est en train, elle est de bonne humeur, elle ordonne qu’on lui envoie quelques rogatons ; » et alors on fera partir quelques paquets scientifiques, ou comiques, ou philosophiques, ou historiques, ou poétiques, selon l’espèce d’amusement que voudra madame, à condition qu’elle les jettera au feu dès qu’elle se les sera fait lire.

Madame était si enthousiasmée de Clarisse que je l’ai lue, pour me délasser de mes travaux, pendant ma fièvre ; cette lecture m’allumait le sang. Il est cruel, pour un homme aussi vif que je le suis, de lire neuf volumes entiers dans lesquels on ne trouve rien du tout, et qui servent seulement à faire entrevoir que Mlle Clarisse aime un débauché nommé M. de Lovelace. Je disais : Quand tous ces gens-là seraient mes parents et mes amis, je ne pourrais m’intéresser à eux. Je ne vois dans l’auteur qu’un homme adroit qui connaît la curiosité du genre humain, et qui promet toujours quelque chose de volumes en volumes, pour les vendre. Enfin j’ai rencontré Clarisse dans un mauvais lieu, au dixième volume, et cela m’a fort touché.

La Théodore de Pierre Corneille, qui veut absolument entrer chez la Fillon[1], par un principe de christianisme, n’approche pas de Clarisse, de sa situation et de ses sentiments ; mais, excepté le mauvais lieu où se trouve cette belle Anglaise, j’avoue que le reste ne m’a fait aucun plaisir, et que je ne voudrais pas être condamné à relire ce roman. Il n’y a de bon, ce me semble, que ce qu’on peut relire sans dégoût.

Les seuls bons livres de cette espèce sont ceux qui peignent continuellement quelque chose à l’imagination, et qui flattent l’oreille par l’harmonie. Il faut aux hommes musique et peinture, avec quelques petits préceptes philosophiques, entremêlés de temps en temps avec une honnête discrétion. C’est pourquoi Horace, Virgile, Ovide, plairont toujours, excepté dans les traductions qui les gâtent.

J’ai relu, après Clarisse, quelques chapitres de Rabelais, comme le combat de frère Jean des Entommeures[2], et la tenue du conseil de Picrochole[3] (je les sais pourtant presque par cœur) ; mais je les ai relus avec un très-grand plaisir, parce que c’est la peinture du monde la plus vive.

Ce n’est pas que je mette Rabelais à côté d’Horace ; mais si Horace est le premier des faiseurs de bonnes épîtres, Rabelais, quand il est bon, est le premier des bons bouffons. Il ne faut pas qu’il y ait deux hommes de ce métier dans une nation ; mais il faut qu’il y en ait un. Je me repens d’avoir dit autrefois[4] trop de mal de lui.

Il y a un plaisir bien préférable à tout cela : c’est celui de voir verdir de vastes prairies et croître de belles moissons ; c’est la véritable vie de l’homme, tout le reste est illusion.

Je vous demande pardon, madame, de vous parler d’un plaisir qu’on goûte avec ses deux yeux ; vous ne connaissez plus que ceux de l’âme. Je vous trouve admirable de soutenir si bien votre état ; vous jouissez au moins de toutes les douceurs de la société. Il est vrai que cela se réduit presque à dire son avis sur les nouvelles du jour, et il me semble qu’à la longue cela est bien insipide. Il n’y a que les goûts et les passions qui nous soutiennent dans ce monde. Vous mettez à la place de ces passions la philosophie, qui ne les vaut pas ; et moi, madame, j’y mets le tendre et respectueux attachement que j’aurai toujours pour vous. Je souhaite à votre ami[5] de la santé, et je voudrais qu’il se souvint un peu de moi.

  1. La Fillon tenait un mauvais lieu sous la Régence.
  2. Gargantua, livre I, chap. xxvii.
  3. Ibid., livre I, chap. xxxiii.
  4. Dans le Temple du Goût, Voltaire réduisait l’ouvrage de Rabelais tout au plus à un demi-quart. Il en avait dit bien plus de mal dans la 22e de ses Lettres philosophiques ; voyez tome XXII, page 174.
  5. Le président Hénault.