Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4105

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 364-365).
4105. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
25 avril.

Je suis si touché de votre lettre[1], madame, que j’ai l’insolence de vous envoyer deux petits manuscrits très-indignes de vous ; tant je compte sur vos bontés !

Lisez les vers quand vous serez dans un de ces moments de loisir où l’on s’amuserait d’un conte de Boccace ou de La Fontaine ; lisez la prose quand vous serez un peu de mauvaise humeur contre les misérables préjugés qui gouvernent le monde et contre les fanatiques ; et, ensuite, jetez le paquet au feu.

J’ai trouvé sous ma main ces deux sottises ; il y a longtemps qu’elles sont faites, et elles n’en valent pas mieux.

Je n’ai jamais été moins mort que je le suis à présent. Je n’ai pas un moment de libre : les bœufs, les vaches, les moutons, les prairies, les bâtiments, les jardins, m’occupent le matin ; toute l’après-dînée est pour l’étude, et, après souper, on répète les pièces de théâtre qu’on joue dans ma petite salle de comédie.

Cette façon d’être donne envie de vivre ; mais j’en ai plus d’envie que jamais, depuis que vous daignez vous intéresser à moi avec tant de bonté. Vous avez raison, car, dans le fond, je suis un bon homme. Mes curés, mes vassaux, mes voisins, sont très-contents de moi ; et il n’y a pas jusqu’aux fermiers généraux à qui je ne fasse entendre raison, quand j’ai quelques disputes avec eux sur les droits des frontières.

Je sais que la reine dit toujours que je suis un impie ; la reine a tort. Le roi de Prusse a bien plus grand tort de dire, dans son Éppître an maréchal Keith[2] :


Allez, lâches chrétiens ; que les feux ; éternels
Empêchent d’assouvir vos désirs criminels, etc.


Il ne faut dire d’injures à personne ; mais le plus grand tort est dans ceux qui ont trouvé le secret de ruiner la France en deux ans, dans une guerre auxiliaire.

J’ai reçu, ce matin, une lettre de change d’un banquier d’Allemagne sur M.  de Montmartel. Les lettres de change sont numérotées, et vous remarquerez que mon numéro est le mille quarantième, à commencer du mois de janvier. Il est bien beau aux Français d’enrichir ainsi l’Allemagne. Il me vient quelquefois des Anglais, des Russes ; tous s’accordent à se moquer de nous. Vous ne savez pas, madame, ce que c’est que d’être Français en pays étranger. On porte le fardeau de sa nation ; on l’entend continuellement maltraiter : cela est désagréable. On ressemble à celui qui voulait bien dire à sa femme qu’elle était une catin, mais qui ne voulait pas l’entendre dire aux autres.

Tâchez, madame, d’être payée de vos rentes, et de prendre en pitié toutes les misères dont vous êtes témoin. Accoutumez-vous à la disette des talents en tout genre, à l’esprit devenu commun, et au génie devenu rare : à une inondation de livres sur la guerre, pour être battus ; sur les finances, pour n’avoir pas un sou ; sur la population, pour manquer de recrues et de cultivateurs, et sur tous les arts, pour ne réussir dans aucun.

Votre belle imagination, madame, et la bonne compagnie que vous avez chez vous, vous consoleront de tout cela : il ne s’agit, après tout, que de finir doucement sa carrière ; tout le reste est vanité des vanités, dit l’autre[3]. Recevez mes tendres respects.

  1. Du 16 avril.
  2. Voyez lettres 4048 et 4130.
  3. Salomon, auteur de l’Écclésiaste, i, 2.