Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4116

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 379-381).

4116. — DE M. D’ALEMBERT.
Paris, ce 6 mai.

Mon cher et grand philosophe, je satisfais, autant qu’il est en moi, aux questions que vous me faites[1]. La pièce contre les philosophes a été jouée vendredi[2] pour la première fois, et hier pour la troisième, et jusqu’ici avec beaucoup d’affluence. On dit (car je ne l’ai point vue, et ne la verrai point) qu’elle n’est pas mal écrite, surtout dans le premier acte ; que, du reste, il n’y a ni conduite ni invention. Nous n’y sommes attaqués personnellement ni l’un ni l’autre. Les seuls maltraités sont Helvétius, Diderot, Rousseau, Duclos, Mme Geoffrin et Mlle Clairon, qui a tonné contre cette infamie. Il me paraît, en général, que les honnêtes gens en sont indignés. Jusqu’à présent la pièce n’a été applaudie que par des gens payés, presque tous les billets de parterre ayant été donnés. Le premier jour, entre autres, il y en avait quatre cent cinquante de donnés, et, malgré cela, le peu de spectateurs libres qui restaient furent révoltés au point qu’à la seconde représentation on a été obligé de retrancher plus de cinquante vers. Le but de cette pièce est de représenter les philosophes, non comme des gens ridicules, mais comme des gens de sac et de corde, sans principes et sans mœurs ; et c’est M. Palissot, maquereau de sa femme et banqueroutier, qui leur fait cette leçon.

Les protecteurs femelles (déclarés) de cette pièce sont Mmes de Villeroi[3], de Robecq[4], et du Deffant, votre amie et ci-devant la mienne. Ainsi la pièce a pour elle des p… en fonctions, et des p… honoraires. En hommes, il n’y a jusqu’ici de protecteur déclaré que maître Aliboron dit Fréron, de l’Académie d’Angers[5] ; mais il n’est certainement que sous-protecteur, et l’atrocité de la pièce est telle qu’elle ne peut avoir été jouée sans protecteurs puissants[6]. On en nomme plusieurs qui tous la désavouent. Les seuls qui soient un peu plus francs sont messieurs les gens du roi, Séguier et Joly de Fleury, auteur de ce beau Réquisitoire contre l’Encyclopédie. M. Séguier a dit, en plein foyer, qu’ils avaient lu la pièce, et qu’ils n’y avaient rien trouvé de répréhensible. Voilà, mon cher philosophe, ce que je sais sur ce sujet.

Vous êtes indigné, dites-vous, que les philosophes se laissent égorger ; vous en parlez bien à votre aise : et que voulez-vous qu’ils fassent ? Écriront-ils contre Palissot ? en vaut-il la peine ? contre des femmes, contre des gens puissants et inconnus, qui protègent la pièce et qui le nient ? C’est à vous, mon cher maître, qui êtes à la tête des lettres, qui avez si bien mérité de la philosophie, et sur qui la pièce tombe plus peut-être que sur personne ; c’est à vous, qui n’avez rien à craindre, à venger l’honneur des gens de lettres outragés. Vous en avez un moyen bien sûr et bien facile, c’est de retirer des mains des comédiens votre pièce[7] qu’on répète actuellement, et de leur déclarer que vous ne voulez pas être joué sur le théâtre où l’on vient de mettre de pareilles infamies. Tous les gens de lettres vous en sauront gré, et vous regarderont comme leur digne chef. Si vous daignez m’en croire, vous suivrez ce conseil. Je suis sur les lieux, et mieux à portée que vous de juger de l’effet que cette démarche produira.

Il est vrai que l’épître que le roi de Prusse m’a adressée est peut-être ce qu’il a fait de mieux. Je viens d’en recevoir encore un autre papier intitulé Relation de Phihihu, émissaire de l’empereur de la Chine en Europe[8]. C’est une satire violente des prêtres. Je ne sais ce qu’il deviendra, et moi aussi ; mais si la philosophie n’a pas en lui un protecteur, ce sera grand dommage.

Je ne connais que légèrement Helvétius ; mais je ne puis m’empêcher d’être indigné de la barbarie avec laquelle on le traite. À l’égard de Saurin je le vois plus souvent ; c’est un homme d’un esprit plus juste que chaud ; sa pièce de Spartacus a, ce me semble, de beaux endroits.

J’ignore absolument quel sera le sort de l’Encyclopédie. J’ai donné presque entièrement aux libraires ma partie mathématique, à l’exception des deux dernières lettres ; du reste, je ne me mêle et ne me mêlerai de rien. On grave actuellement les planches qu’apparemment la Sorbonne et le parlement ne condamneront pas, et dont on aura un volume cette année. Voilà, mon cher philosophe, le triste état de la philosophie, que milord Shaftesbury appellerait bien aujourd’hui poor lady. Vous voyez combien elle est malade ; elle n’a de recours qu’en vous ; elle attend avec impatience et avec confiance ce que vous voudrez bien faire pour elle. Je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Dans la lettre 4106.
  2. Le 2 mai.
  3. Voyez tome XXXIX, page 24.
  4. Voyez ibid., page 245.
  5. L’abbé Fréron était effectivement de l’Académie royale d’Angers, ainsi que Voltaire et Cideville.
  6. Le duc de Choiseul, tout en protégeant Palissot, l’abandonnait aux coups de bâton, à ce que dit Voltaire ; voyez lettre 4178.
  7. Médime, voyez la note sur la lettre 4073.
  8. Voyez la note 1 de la page 386.