Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4124

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 389-390).

4124. — À MADAME BELOT[1].
16 mai.

Vos lettres sont charmantes, madame ; mais les sujets en sont bien tristes. Vous semez des fleurs sur un fond noir. Ce que vous me mandez de l’opprobre de ma patrie[2] m’afflige sans me surprendre. Vous avez réparé cette honte en m’envoyant Rasselas[3], qui m’a paru d’une philosophie aimable, et très-bien écrit. Vous ne quitterez point Paris, madame ; on ne s’arrache point ainsi aux lieux où l’on doit plaire et où l’on est toujours bercé de quelque espérance. Les villes de province sont insipides et tracassières. La campagne n’est bonne que quand on a le bonheur de la cultiver, et c’est un goût qu’on ne se donne pas : car on ne se donne rien.

Si vous étiez déterminée à la retraite, vous pourriez en trouver une pour cent écus par an, à une demi-lieue de Genève. Il y a un petit jardin ; la maison est meublée, et mal meublée. L’hiver y serait dur. Croiriez-vous pourtant qu’un neveu de M.  de Montmartel occupe à présent ce taudis pour être à portée de M.  Tronchin, dont il croit avoir besoin, quoiqu’il ait fait à cheval le voyage de Paris à Genève ? Nous sommes cinq maîtres aux Délices : ma nièce ; Mme  de Bazincourt, fille de votre âge, jouant la comédie, faisant de petits vers, travaillant en tapisserie, et s’étant consacrée à la retraite ; un neveu ; un géomètre, qui fait des cadrans au soleil et des vers, et enfin moi chétif. La maison est pleine, et vous me faites bien souhaiter qu’elle fût plus grande. Je ferai l’impossible pour la mettre en état de vous recevoir, si jamais vous donnez la préférence sur le Languedoc et la Bourgogne à notre beau lac de Genève, à la plus belle vue de l’univers, à un pays libre et tranquille, où la nature est riante et où la raison n’est point persécutée.

Soyez persuadée, madame, de la respectueuse estime du Suisse V.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Il s’agit de la comédie des Philosophes.
  3. Roman de Samuel Johnson, traduit par Mme  Belot.