Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4143

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 407-411).

4143. — À M.  PALISSOT.
Aux Délices, 4 juin.

Je vous remercie, monsieur, de votre lettre[1] et de votre ouvrage ; ayez la bonté de vous préparer à une réponse longue : les vieillards aiment un peu à babiller.

Je commence par vous dire que je tiens votre pièce pour bien écrite ; je conçois même que Crispin philosophe, marchant à quatre pattes[2], a dû faire beaucoup rire, et je crois que mon ami Jean-Jacques en rira tout le premier. Cela est gai ; cela n’est point méchant ; et d’ailleurs le citoyen de Genève, étant coupable de lèse-comédie, il est tout naturel que la comédie le lui rende[3].

Il n’en est pas de même des citoyens de Paris que vous avez mis sur le théâtre ; il n’y a pas là certainement de quoi rire. Je conçois très-bien qu’on donne des ridicules à ceux qui veulent bien nous en donner ; je veux qu’on se défende, et je sens par moi-même que, si je n’étais pas si vieux, MM.  Féron et de Pompignan auraient affaire à moi : le premier, pour m’avoir vilipendé cinq ou six ans de suite, à ce que m’ont assuré des gens qui lisent les brochures ; l’autre, pour m’avoir désigné en pleine Académie comme un radoteur qui a farci l’histoire de fausses anecdotes. J’ai été tenté de le mortifier par une bonne justification, et de faire voir que l’anecdote de l’Homme au masque de fer, celle du testament du roi d’Espagne Charles II, et autres semblables, sont très-vraies, et que, quand je me mêle d’être sérieux, je laisse là les fictions poétiques.

J’ai encore la vanité de croire avoir été désigné dans la foule de ces pauvres philosophes qui ne cessent de conjurer contre l’État, et qui certainement sont cause de tous les malheurs qui nous arrivent : car enfin j’ai été le premier qui aie écrit en forme en faveur de l’attraction, et contre les grands tourbillons de Descartes, et contre les petits tourbillons de Malebranche ; et je défie les plus ignorants, et jusqu’à Fréron lui-même, de prouver que j’ai falsifié en rien la philosophie newtonienne. La Société de Londres a approuvé mon petit catéchisme d’attraction. Je me tiens donc comme très-coupable de philosophie.

Si j’avais de la vanité, je me croirais encore plus criminel, sur le rapport d’un gros livre intitulé l’Oracle des nouveaux philosophes[4], lequel est parvenu jusque dans ma retraite. Cet oracle, ne vous déplaise, c’est moi. Il y aurait là de quoi crever de vaine gloire ; mais malheureusement ma vanité a été bien rabattue quand j’ai vu que l’auteur de l’Oracle prétend avoir plusieurs fois dîné chez moi, près de Lausanne, dans un château que je n’ai jamais eu. Il dit que je l’ai très-bien reçu, et, pour récompense de cette bonne réception, il apprend au public tous les aveux secrets qu’il prétend que je lui ai faits.

Je lui ai avoué, par exemple, que j’avais été chez le roi de Prusse pour y établir la religion chinoise ; ainsi me voilà pour le moins de la secte de Confucius. Je serais donc très en droit de prendre ma part aux injures qu’on dit aux philosophes.

J’ai avoué de plus à l’auteur de l’Oracle que le roi de Prusse m’a chassé de chez lui, chose très-possible, mais très-fausse, et sur laquelle cet honnête homme en a menti.

Je lui ai encore avoué que je ne suis point attaché à la France, dans le temps que le roi me comble de ses grâces, me conserve la place de gentilhomme ordinaire, et daigne favoriser mes terres des plus grands privilèges. Enfin j’ai fait tous ces aveux à ce digne homme, pour être compté parmi les philosophes.

J’ai trempé de plus dans la cabale infernale de l’Encyclopédie ; il y a au moins une douzaine d’articles de moi imprimés dans les trois derniers volumes. J’en avais préparé pour les suivants une douzaine d’autres qui auraient corrompu la nation, et qui auraient bouleversé tous les ordres de l’État.

Je suis encore des premiers qui aient employé fréquemment ce vilain mot d’humanité, contre lequel vous avez fait une si brave sortie dans votre comédie. Si, après cela, on ne veut pas m’accorder le nom de philosophe, c’est l’injustice du monde la plus criante.

Voilà, monsieur, pour ce qui me regarde. Quant aux personnes que vous attaquez dans votre ouvrage, si elles vous ont offensé, vous faites très-bien de le leur rendre ; il a toujours été permis par les lois de la société de tourner en ridicule les gens qui nous ont rendu ce petit service. Autrefois, quand j’étais du monde, je n’ai guère vu de souper dans lequel un rieur n’exerçât sa raillerie sur quelque convive, qui, à son tour, faisait tous ses efforts pour égayer la compagnie aux dépens du rieur. Les avocats en usent souvent ainsi au barreau. Tous les écrivains de ma connaissance se sont donné mutuellement tous les ridicules possibles. Boileau en donna à Fontenelle, Fontenelle à Boileau. L’autre Rousseau, qui n’est pas Jean-Jacques, se moqua beaucoup de Zaïre[5] et d’Alzire ; et moi, qui vous parle, je crois que je me moquai aussi de ses dernières épîtres[6], en avouant pourtant que l’ode[7] sur les conquérants est admirable, et que la plupart de ses épigrammes sont très-jolies : car il faut être juste, c’est le point principal.

C’est à vous à faire votre examen de conscience, et à voir si vous êtes juste en représentant MM. d’Alembert, Duclos, Diderot, Helvétius, le chevalier de Jaucourt, et tutti quanti, comme des marauds qui enseignent à voler dans la poche.

Encore une fois, s’ils ont voulu rire à vos dépens dans leurs livres, je trouve très-bon que vous riiez aux leurs ; mais, pardieu, la raillerie est trop forte. S’ils étaient tels que vous les représentez, il faudrait les envoyer aux galères, ce qui n’entre point du tout dans le genre comique. Je vous parle net ; ceux que vous voulez déshonorer passent pour les plus honnêtes gens du monde ; et je ne sais même si leur probité n’est pas encore supérieure à leur philosophie. Je vous dirai franchement que je ne sais rien de plus respectable que M. Helvétius, qui a sacrifié deux cent mille livres de rente pour cultiver les lettres en paix.

S’il a, dans un gros livre, avancé une demi-douzaine de propositions téméraires et malsonnantes, il s’en est assez repenti[8], sans que vous dussiez déchirer ses blessures sur le théâtre.

M. Duclos, secrétaire de la première Académie du royaume, me paraît mériter beaucoup plus d’égards que vous n’en avez pour lui ; son livre sur les mœurs n’est point du tout un mauvais livre, c’est surtout le livre d’un honnête homme[9]. En un mot, ces messieurs vous ont-ils publiquement offensé ? Il me semble que non. Pourquoi donc les offensez-vous si cruellement ?

Je ne connais point du tout M. Diderot ; je ne l’ai jamais vu ; je sais seulement qu’il a été malheureux et persécuté : cette seule raison devait vous faire tomber la plume des mains. Je regarde d’ailleurs l’entreprise de l’Encyclopédie comme le plus beau monument qu’on pût élever à l’honneur des sciences ; il y a des articles admirables, non-seulement de M. d’Alembert, de M. Diderot, de M. le chevalier de Jaucourt, mais de plusieurs autres personnes, qui, sans aucun motif de gloire ou d’intérêt, se font un plaisir de travailler à cet ouvrage.

Il y a des articles pitoyables sans doute, et les miens pourraient bien être du nombre ; mais le bon l’emporte si prodigieusement sur le mauvais que toute l’Europe désire la continuation de l’Encyclopédie. On a traduit déjà les premiers volumes en plusieurs langues ; pourquoi donc jouer sur le théâtre un ouvrage devenu nécessaire à l’instruction des hommes et à la gloire de la nation ?

J’avoue que je ne reviens point d’étonnement de ce que vous me mandez sur M. Diderot. Il a, dites-vous, imprimé deux libelles contre deux dames du plus haut rang[10], qui sont vos bienfaitrices. Vous avez vu son aveu signé de sa main. Si cela est, je n’ai plus rien à dire ; je tombe des nues, je renonce à la philosophie, aux philosophes, à tous les livres, et je ne veux plus penser qu’à ma charrue et à mon semoir.

Mais permettez-moi de vous demander très-instamment des preuves ; souffrez que j’écrive aux amis de ces dames. Je veux absolument savoir si je dois mettre ou non le feu à ma bibliothèque.

Mais si Diderot a été assez abandonné de Dieu pour outrager deux dames respectables, et, qui plus est, très-belles, vous ont-elles chargé de les venger ? Les autres personnes que vous produisez sur le théâtre avaient-elles eu la grossièreté de manquer de respect à ces deux dames ?

Sans jamais avoir vu M. Diderot, sans trouver le Père de famille plaisant, j’ai toujours respecté ses profondes connaissances ; et, à la tête de ce Père de famille, il y a une épitre à Mme la princesse de Nassau qui m’a paru le chef-d’œuvre de l’éloquence et le triomphe de l’humanité[11] ; passez-moi le mot. Vingt personnes m’ont assuré qu’il a une très-belle âme. Je serais affligé d’être trompé, mais je souhaite d’être éclairé.


La faiblesse humaine est d’apprendre
Ce qu’on ne voudrait pas savoir[12].


Je vous ai parlé, monsieur, avec franchise. Si vous trouvez dans le fond du cœur que j’aie raison, voyez ce que vous avez à faire. Si j’ai tort, dites-le-moi, faites-le-moi sentir, redressez-moi. Je vous jure que je n’ai aucune liaison avec aucun encyclopédiste, excepté peut-être avec M.  d’Alembert, qui m’écrit, une fois en trois mois, des lettres de Lacédémonien. Je fais de lui un cas infini ; je me flatte que celui-là n’a pas manqué de respect à Mmes  les princesses de Robecq et de La Marck. Je vous demande encore une fois la permission de m’adresser sur cette affaire à M.  d’Argental.

J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec une estime très-véritable de vos talents, et un extrême désir de la paix, que MM.  Fréron, de Pompignan, et quelques autres, m’ont voulu ôter, votre, etc.

  1. La lettre de Palissot est du 28 mai ; voyez la note 1 de la page précédente.
  2. Acte III, scène ix.
  3. Dans une note sur ce passage, Palissot proteste contre l’imputation d’avoir désigné J.-J. Rousseau par le Crispin de la comédie des Philosophes.
  4. Voyez tome XXV, page 585, et XXVI, 157.
  5. Voyez tome II, page 533.
  6. Voyez tome XXII, page 233.
  7. L’Ode à la Fortune.
  8. La rétractation qu’avait faite Helvétius n’empêcha pas son livre d’être brûlé ; voyez lettre 3764.
  9. On attribue ce mot à Louis XV. (B.)
  10. Mmes de Robecq et de La Marck ; mais voyez la note 1 sur la lettre 4142, page 406.
  11. Les Philosophes, acte II, scène v.
  12. La faiblesse humaine est d’avoir
    La curiosité d’apprendre
    Ce qu’on ne voudrait pas savoir.

    (Moliere, Amphitryon, acte II, scène iii.)