Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4147

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 414-416).

4147. — À M. D’ALEMBERT.
10 juin.

Mon cher philosophe et mon maître, les Si, les Pourquoi, sont bien vigoureux ; les Remarques sur la Prière du Déiste[1], fines et justes ; cela restera. On pourrait y joindre les Que, les Oui, les Non, parce qu’ils sont plaisants et qu’il faut rire. On a oublié le cadavre sur lequel on vient de faire toutes ces expériences, et les expériences subsisteront.

La Vision[2] est bien ; mais c’est un grand malheur et une grande imprudence d’avoir mêlé dans cette plaisanterie Mme la princesse de Robecq. J’en suis désespéré ; ce trait a révolté. Il n’est pas permis d’insulter à une mourante, et le duc de Choiseul doit être irrité. On ne pouvait faire une faute plus dangereuse ; j’en crains les suites pour la bonne cause. On a mis en prison Robin-mouton du Palais-Royal ; cela peut aller loin. Cette seule pierre d’achoppement peut renverser tout l’édifice des fidèles.

Palissot m’a écrit en m’envoyant sa pièce. J’ai prié M. d’Argental de vouloir bien lui faire passer ma réponse, et d’en faire tirer copie, ne varietur. Je lui dis dans cette réponse que je regarde les encyclopédistes comme mes maîtres, etc. Sa lettre porte qu’il n’a fait sa comédie que pour venger Mme de Robecq et de La Marck d’un libelle insolent de Diderot contre elles, libelle avoué par Diderot. Je lui dis que je n’en crois rien ; je lui dis qu’on doit éclaircir cette calomnie ; et voilà que dans la Vision on insulte Mme la princesse de Robecq ; cela est désespérant. Je ne peux plus rire ; je suis réellement très-affligé. Dès que la préface ou post-face de la comédie des Philosophes parut, je fus indigné. J’écrivis à Thieriot, je le priai de vous parler et de chercher le malheureux libelle de la Vie heureuse du malheureux La Mettrie, qu’on veut imputer à des philosophes. La cour ne sait pas d’où sont tirés ces passages scandaleux, et les attribuera aux frères, et dira : Palissot est le vengeur des mœurs, et on coffrera les frères, et on aura les philosophes en horreur.

Ô frères, soyez donc unis ! fratrum quoque gratia rara est[3].

Mandez-moi, je vous en supplie, où l’on en est. On fera sans doute un recueil[4] des pièces du procès. Serait-il mal à propos de mettre à la tête une belle préface, dans laquelle on verrait un parallèle des mœurs, de la science, des travaux, de la vie des frères, de leurs belles et bonnes actions, et des infamies de leurs adversaires ? Mais, ô frères ! soyez unis.

Quand je vous écrivis, en beau style académique : Je m’en f…[5], et que vous me répondîtes, en beau style académique, que vous vous en f……, c’est que je riais comme un fou d’un ouvrage[6] de quatre cents vers, fait il y a quelque temps, où Fréron, et Pompignan, et Chaumeix, jouent un beau rôle. On dit que ce poëme est imprimé. Il est, je crois, de feu Vadé, dédié à maître Abraham ; et maître Joly est prié de le faire brûler. La Palissoterie est venue, sur ces entrefaites, et j’ai dit : Ah ! Vadé, pourquoi êtes-vous mort avant la Palissoterie ?

Et alors on m’envoyait de mauvais Quand et de mauvais Pourquoi[7] contre moi ; et je disais : Je m’en f…, en style académique.

Et dites au diacre Thieriot qu’il persévère dans son zèle, et qu’il m’envoie toutes les pièces des fidèles, et toutes celles des fanatiques et des hypocrites ennemis de la raison. Et soyez unis en Épicure, en Confucius, en Socrate, et en Épictète ; et venez aux Délices, qui sont devenues l’endroit de la terre qui ressemble le plus à Éden, et où l’on se f… de maître Joly et de maître Chaumeix. Cependant mon ancien disciple-roi est un peu follet, et je le lui ai écrit, et il n’en est pas disconvenu. Dieu vous comble toujours de ses grâces ! et vivez indépendant, et aimez-moi.

  1. Voyez la note, tome XXIV, page 112.
  2. Voyez la note 1 de la page 412.
  3. Ovide, Métam., I, 146.
  4. Elles se trouvent en effet dans le Recueil des facéties parisiennes, dont Voltaire fit la préface ; voyez tome XXIV, page 127.
  5. C’est dans les lettres à Thibouville et à Thieriot (voyez n° 4131 et 4135) que Voltaire avait employé la phrase académique, comme dit d’Alembert (voyez lettre 4152). Il y a ici quelque lettre perdue, ou seulement, peut-être, quelque transposition. (B.)
  6. Le Pauvre Diable (voyez tome X) a quatre cent vingt vers.
  7. Ce sont les VII Quand, etc., et les Pourquoi, dont il est parlé dans la note, tome XXIV, page 111.