Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4151

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 418-420).

4151. — À M.  LE COMTE D’ARGENTNAL.
Aux Délices, 13 juin.

Mon divin ange, à peine ai-je reçu votre paquet que j’ai envoyé sur-le-champ la consultation à M.  Tronchin, et je l’ai accompagnée de la lettre la plus pressante.

Je m’intéresse à la santé de M.  de Courteilles comme vous-même ; je dois beaucoup à ses bontés. Il est vrai quelles sont la suite de son amitié pour vous ; mais je n’en suis, par cette raison-là même, que plus reconnaissant. Dès que Tronchin aura fini, vous aurez son mémoire ; mais il faudra s’y conformer. Je vous jure, quoi qu’en dise M.  le duc de Choiseul, que c’est un homme admirable pour les maladies chroniques ; la preuve en est que je suis en vie. Je vous prie de vouloir bien présenter mon respect à Mme  de Courteilles, qui m’édifie. Pour Mme  Scaliger, je crois qu’elle s’en tient à Fournier[1] et elle a raison ; il connaît son tempérament, il est attentif. Je voudrais qu’elle fît un peu d’exercice ; mais il ne faut pas en parler aux dames de Paris.

Venons maintenant au tripot ; passez-moi le mot, car je suis du métier, et nous allons jouer sur le nôtre. Je supplie donc Mlle  Clairon de bien dire que j’ai retiré la Mèdime : elle la jouera ensuite quand elle voudra ; mais je veux me donner un peu l’air d’être indigné de la pièce des Grenouilles[2] contre les Socrates. Je le suis encore davantage de la réponse intitulée Vision, dans laquelle on insulte Mme  de Robecq mourante : c’est le coup le plus mortel que les philosophes puissent se porter à eux-mêmes.

Je suppose que vous avez reçu, mon cher ange, mon paquet adressé à M. de Chauvelin, paquet dans lequel était ma réponse à Palissot. J’ai pris la liberté de vous prier que cette réponse passât par vos mains, afin que vous fussiez à la fois témoin et juge.

Encore une fois, il paraît difficile qu’on joue Socrate. Cette pièce ne peut plaire qu’en rendant les Mélitus et les Anitus, et les autres juges, aussi méprisables que des coquins peuvent l’être ; d’ailleurs, je voudrais que la pièce fût en vers : cela donne plus de force aux maximes, et la morale est un peu moins ennuyeuse en vers bien frappés qu’en prose.

Pour l’Écossaise, vous l’aurez quand vous voudrez ; et tout le procès-verbal du voyage de Lindane à Londres, et de ce qu’elle y fait, ne tiendra pas dix lignes. Frelon embarrasse fort M. Hume. Il me mande que, si on change le caractère de cet animal, il croira qu’on l’a craint, et qu’il est bon que ce scorpion subsiste dans toute sa laideur. M. Guêpe vaut bien M. Frelon : wasp signifie en anglais frelon et guêpe ; mais on ne peut pas s’appeler Wasp à Paris.

Le petit Hurtaud croit le Droit du Seigneur ou le Débauché infiniment supérieur à Socrate et à l’Écossaise ; il n’y voit pas la moindre ressemblance avec Nanine. Il compte vous soumettre la pièce, et vous l’envoyer avec l’ordonnance de M. Tronchin (mais non, il ne vous l’enverra pas de quinze jours ; tant mieux).

Venons, s’il vous plaît, à un autre article. Je ne lis point les feuilles de Frelon. J’ignore s’il loue ou s’il blâme les œuvres de Luc ; mais, entre nous, je soupçonne M. le duc de Choiseul de s’être servi de lui pour répondre à une certaine ode de Luc contre le roi. Cependant M. le duc de Choiseul m’écrivit qu’il l’avait faite lui-même[3]. Tant mieux, si cela est ; j’aime qu’un ministre soit du métier, et j’admire sa facilité et sa promptitude.

Marmontel est ici avec un Gaulard très-aimable et très-doux. Il jure qu’il n’a pas la moindre part à l’infamie[4] de la scène d’Auguste, et il le jure avec larmes.

Est-il vrai, mon cher ange, qu’on persécute les philosophes avec fureur ? Que je suis aise d’être aux Délices ! Mais que je suis fâché d’être loin de vous !

Je reçois dans ce moment les arrêts de Tronchin ; je ne crois pas que ce soient des édits contre lesquels on puisse faire des remontrances. Je vous adresse le paquet, afin qu’il parvienne par vous à Mme  de Courteilles, avec qui je vous soupçonne de conspirer contre la gourmandise de monsieur.

  1. Médecin.
  2. Ce titre d’une comédie d’Aristophane désigne celle des Philosophes.
  3. Elle était de Palissot.
  4. Voyez la note, tome XXXVII, page 33.