Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4153

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 422-423).

4153. — DE J.-J. ROUSSEAU.
À Montmorency, le 17 juin.

Je ne pensais pas, monsieur, me retrouver jamais en correspondance avec vous. Mais, apprenant que la lettre[1] que je vous écrivis en 1756 a été imprimée à Berlin, je dois vous rendre compte de ma conduite à cet égard, et je remplirai ce devoir avec vérité et simplicité.

Cette lettre, vous ayant été réellement adressée, n’était point destinée à l’impression. Je la communiquai sous condition à trois personnes à qui les droits de l’amitié ne me permettaient pas de rien refuser de semblable, et à qui les mêmes droits permettaient encore moins d’abuser de leur dépôt, en violant leur promesse. Ces trois personnes sont : Mme de Chenonceaux, belle-fille de Mme Dupin ; Mme la comtesse d’Houdetot, et un Allemand nommé Grimm[2]. Mme de Chenonceaux souhaitait que cette lettre fût imprimée, et me demanda mon consentement pour cela. Je lui dis qu’il dépendait du vôtre. Il vous fut demandé ; vous le refusâtes, et il n’en fut plus question.

Cependant M. l’abbé Trublet, avec qui je n’ai nulle espèce de liaison, vient de m’écrire par une attention pleine d’honnêteté que, ayant reçu les feuilles d’un journal de M. Formey, il y avait lu cette même lettre avec un avis dans lequel l’éditeur dit, sous la date du 23 octobre 1759, « qu’il l’a trouvée il y a quelques semaines chez les libraires de Berlin, et que comme c’est une de ces feuilles volantes qui disparaissent bientôt sans retour, il a cru lui devoir donner place dans son journal ».

Voilà, monsieur, tout ce que j’en sais. Il est très-sûr que jusqu’ici l’on n’avait pas même ouï parler à Paris de cette lettre ; il est très-sûr que l’exemplaire, soit manuscrit, soit imprimé, tombé dans les mains de M. Formey, n’a pu lui venir que de vous, ce qui n’est pas vraisemblable, ou d’une des trois personnes que je viens de nommer. Enfin il est très-sûr que les deux dames sont incapables d’une pareille infidélité. Je n’en puis savoir davantage de ma retraite ; vous avez des correspondances au moyen desquelles il vous serait aisé, si la chose en valait la peine, de remonter à la source et de vérifier le fait.

Dans la même lettre M. l’abbé Trublet me marque qu’il tient la feuille en réserve, et ne la prêtera point sans mon consentement, qu’assurément je ne donnerai pas ; mais cet exemplaire peut n’être pas le seul à Paris. Je souhaite, monsieur, que cette lettre n’y soit pas imprimée, et je ferai de mon mieux pour cela. Mais si je ne pouvais éviter qu’elle le fût, et qu’instruit à temps je pusse avoir la préférence, alors je n’hésiterais pas à la faire imprimer moi-même. Cela me paraît juste et naturel.

Quant à votre réponse à la même lettre, elle n’a été communiquée à personne, et vous pouvez compter qu’elle ne sera point imprimée sans votre aveu, qu’assurément je n’aurai pas l’indiscrétion de vous demander, sachant bien que ce qu’un homme écrit à un autre, il ne l’écrit pas au public. Mais si vous en vouliez faire une pour être publiée, et me l’adresser, je vous promets de la joindre fidèlement à ma lettre, et de n’y pas répliquer un seul mot.

Je ne vous aime point, monsieur ; vous m’avez fait les maux qui pouvaient m’être les plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l’asile que vous y avez reçu ; vous avez aliéné de moi mes concitoyens pour le prix des applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux. C’est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable ; c’est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants, et jeté pour tout honneur dans une voirie, tandis que tous les honneurs qu’un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais enfin, puisque vous l’avez voulu ; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer si vous l’aviez voulu. De tous les sentiments dont mon cœur était pénétré pour vous, il n’y reste que l’admiration qu’on ne peut refuser à votre beau génie, et l’amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talents, ce n’est pas ma faute ; je ne manquerai jamais au respect que je leur dois, ni aux procédés que ce respect exige. Adieu, monsieur.

  1. Celle du 18 août 1756, à laquelle Voltaire répondit le 12 septembre suivant. — Voltaire n’avait pas écrit à Rousseau depuis le 12 septembre 1756 ; mais, en 1759, il lui avait fait proposer une maison de campagne située près de Ferney, et appelée l’Ermitage ; il ne devait donc guère s’attendre à recevoir de lui une lettre comme celle ci-dessus. Voltaire ne répondit pas à Rousseau. S’il fut d’abord irrité de cette incartade, il finit par s’en moquer ; et c’est ainsi qu’il en parle dans sa lettre du 24 octobre 1766, à Hume. (Cl.)
  2. Voyez plus bas la lettre 4186.