Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4184

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 456-458).

4184. — À M.  PALISSOT.
12 juillet[1].

Votre lettre[2] est extrêmement plaisante, et pleine d’esprit, monsieur. Si vous aviez été aussi gai dans votre comédie des Philosophes, ils auraient dû aller eux-mêmes vous battre des mains ; mais vous avez été sérieux, et voilà le mal.

Entendons-nous, s’il vous plaît ; j’aime à rire, mais nous n’en sommes pas moins persécutés. Maître Abraham Chaumeix et maître Jean[3] Gauchat ont été cités dans le réquisitoire de maître Joly de Fleury ; on nous a traités de perturbateurs du repos public, et, qui pis est, de mauvais chrétiens. Maître Lefranc de Pompignan m’a désigné très-injurieusement devant mes trente-huit confrères. On a dit à la reine et à monseigneur le dauphin que tous ceux qui ont travaillé à l’Encyclopédie, du nombre desquels j’ai l’honneur d’être, ont fait un pacte avec le diable. Maître Aliboron, dit Fréron, veut me faire aller à l’immortalité dans ses admirables feuilles, comme Boileau a éternisé Chapelain et Cotin. Oh ! je suis assez bon chrétien pour leur pardonner dans le fond du cœur, mais non pas au bout de ma plume.

Permettez que je vous dise très-naturellement et très-sérieusement que votre Préface, donnée séparément après votre pièce, est une accusation en forme contre mes amis, et peut-être contre moi. J’en avais déjà deux exemplaires avant que j’eusse reçu le vôtre ; on m’avait indiqué les passages où vous vous étiez trompé ; je les avais confrontés. En un mot, je suis très-fâché qu’on accuse mes amis et moi de n’être pas bons chrétiens ; je tremble toujours qu’on ne brûle quelque philosophe sur un malentendu. Je suis comme Mlle  de Lenclos, qui ne voulait pas qu’on appelât aucune femme p… Je consens qu’on dise de moi que je suis un radoteur, un mauvais poète, un plagiaire, un ignorant ; mais je ne veux pas qu’on soupçonne ma foi. Mes curés rendent bon témoignage de moi ; et je prie Dieu tous les jours pour l’âme de frère Berthier. Frère Menoux, qui aime passionnément le bon vin, et qui a beaucoup d’argent en poche[4] est obligé de me rendre justice. J’ai fait ma confession de foi[5] au frère de La Tour ; j’étais même assez bien auprès du défunt pape[6] qui avait beaucoup de bontés pour moi parce qu’il était goguenard. Aussi, ayant pour moi tant de témoignages, et surtout celui de ma bonne conscience, je peux bien avoir quelque chose à craindre dans ce monde-ci, mais rien dans l’autre.

J’ai lu les vers du Russe sur les merveilles du siècle. Il y a une note qui vous regarde[7] : on y dit que vous vous repentez d’avoir assommé ces pauvres philosophes, qui ne vous disaient mot. Il est beau et bon de ne pas mourir dans l’impénitence finale ; pardonnez à ce pauvre Russe qui veut absolument que vous ayez tort d’avoir insinué que mes chers philosophes enseignent à voler dans la poche. On prétend que c’est M.  Fantin[8], curé de Versailles, qui volait ses pénitentes en couchant avec elles, et ses pénitents en les confessant. Dieu veuille avoir son âme ! À l’égard de la vôtre, je voudrais qu’elle fût plus douce avec mes encyclopédistes, qu’elle me pardonnât toutes mes mauvaises plaisanteries, et qu’elle fût heureuse.

Je vous dirai ce que je viens d’écrire à frère Menoux[9]. Il y avait une vieille dévote très-acariâtre qui disait à sa voisine : « Je te casserai la tête avec ma marmite. — Qu’as-tu dans ta marmite ? dit la voisine. — Il y a un bon chapon gras, répondit la dévote. — Eh bien, mangeons-le ensemble, » dit l’autre. Je conseille aux encyclopédistes, jansénistes, molinistes, à vous tout le premier, et a moi, d’en faire autant.

Que reste-t-il à faire après qu’on s’est bien harpaillé ? à mener une vie douce, tranquille, et à rire.

P. S. Voilà une f… guerre, depuis le chien de Discours de Lefranc jusqu’à la Vision.


Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier[10].

  1. Cette lettre, dont Palissot n’avait d’abord publié qu’un extrait, fut, bientôt après, imprimée séparément sous ce titre : Copie de la troisième lettre de M.  de Voltaire à M.  Palissot, et datée du 18 juillet. (B.)
  2. La lettre de Palissot à laquelle répond Voltaire est du 7 juillet.
  3. Il se nommait Gabriel Gauchat ; voyez une note de la lettre 4226.
  4. Voyez lettre 3990.
  5. C’est la lettre 1797 ; voyez tome XXXVI, page 424.
  6. Benoît XIV, à qui Voltaire avait dédié Mahomet.
  7. Il y a même un vers où Palissot est nommé. Voyez tome X, le Russe à Paris, texte et notes.
  8. Voltaire a souvent parlé de Fantin ; voyez tome XXVI, page 306.
  9. Voyez la lettre 4183.
  10. Racine, les Plaideurs, acte I, scène viii.