Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4185

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 458-459).

4185. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
14 juillet.

Si vous aviez voulu, madame, avoir le Pauvre Diable, le Russe à Paris, et autres drogues, vous m’auriez donné vos ordres ; vous auriez du moins accusé la réception de mes paquets. Vous ne m’avez point répondu, et vous vous plaignez[1]. J’ai mandé[2] à votre ami que vous êtes assez comme les personnes de votre sexe, qui font des agaceries, et qui plantent là les gens après les avoir subjugués.

Il faut vous mettre un peu au fait de la guerre des rats et des grenouilles[3] ; elle est plus furieuse que vous ne pensez. Lefranc de Pompignan (page 9[4]) a voulu succéder à M.  le président Hénault dans la charge de surintendant de la reine, et être encore sous-précepteur ou précepteur des Enfants de France, ou mettre l’évêque son frère dans ce poste. Ce Moïse et cet Aaron[5], pour se rendre plus dignes des faveurs de la cour, ont fait ce beau Discours à l’Académie qui leur a valu les sifflets de tout Paris. Leur projet était d’armer le gouvernement contre tous ceux qu’ils accusaient d’être philosophes, de me faire exclure de l’Académie, de faire élire à ma place l’évéque du Puy, et de purifier ainsi le sanctuaire profané. Je n’en ai fait que rire, parce que, Dieu merci, je ris de tout. Je n’ai dit qu’un mot, et ce mot a fait éclore vingt brochures, parmi lesquelles il y en a quelques-unes de bonnes, et beaucoup de mauvaises.

Pendant ce temps-là est arrivé le scandale de la comédie des Philosophes. Mme  de Robecq a eu le malheur de protéger cette pièce, et de la faire jouer. Cette malheureuse démarche a empoisonné ses derniers jours. On m’a mandé[6] que vous vous étiez jointe à elle ; cette nouvelle m’a fort affligé. Si vous êtes coupable, avouez-le-moi, et je vous donnerai l’absolution.

Si vous voulez vous amuser, lisez le Pauvre Diable et le Russe à Paris. J’imagine que le Russe vous plaira davantage, parce qu’il est sur un ton plus noble.

Vous lisez les ordures de Fréron : c’est une preuve que vous aimez la lecture ; mais cela prouve aussi que vous ne haïssez pas les combats des rats et des grenouilles.

Vous dites que la plupart des gens de lettres sont peu aimables, et vous avez raison. Il faut être homme du monde avant d’être homme de lettres ; voilà le mérite du président Hénault. On ne devinerait pas qu’il a travaillé comme un bénédictin[7].

Vous me demandez comment il faut faire pour vous amuser ; il faut venir chez moi, madame. On y joue des pièces nouvelles, on y rit des sottises de Paris, et Tronchin guérit les gens quand on a trop mangé. Mais vous vous donnerez bien de garde de venir sur les bords de mon lac ; vous n’êtes pas encore assez philosophe, assez détachée, assez détrompée. Cependant vous avez un grand courage, puisque vous supportez votre état ; mais j’ai peur que vous n’ayez pas le courage de supporter les gens et les choses qui vous ennuient.

Je vous plains, je vous aime, je vous respecte, et je me moque de l’univers à qui Pompignan parle.

  1. La lettre de Mme  du Deffant était du 5 juillet.
  2. Cette lettre à Hénault manque.
  3. Sujet de la Batrachomyomachie, poëme attribué à Homère.
  4. Nous n’avons pu découvrir quel était l’écrit à la page 9 duquel se trouvait ce que rapporte Voltaire ; voyez ci-après, lettre 4238.
  5. Voyez la note 3, tome XXIV, page 261.
  6. D’Alembert ; voyez la lettre 4116.
  7. Quelques personnes disent que le principal auteur de l’Abrégé chronologique de l’Histoire de France est l’abbé Boudot. Ce n’est pas l’opinion de M.  Walckenaer, qui a donné la meilleure édition de cet ouvrage (il n’est pas l’auteur de la continuation), 1821-1822, six volumes in-8o, et qui croit que l’abbé Boudot fut seulement collaborateur d’Hénault. (B.)