Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4198

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 473-474).

4198. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 23 juillet 1760.

Je pourrais vous dire que (vanité à part) je ne suis pas parfaitement contente de vous. D’où vient ne m’avoir pas envoyé la Vanité ? Je l’ai trouvée charmante ; je ne doute pas qu’elle ne soit de vous, et le Pompignan y est encore mieux traité que dans les deux autres pièces. Ce pauvre homme vous devra toute sa célébrité ; sans vous, on n’aurait fait que bâiller en parlant de lui et en lisant ses ouvrages ; il a mérité le traitement qu’il éprouve. Passe pour être fat, mais hypocrite et méchant, c’est trop ; le voilà écrasé sous les montagnes de ridicule que vous entassez sur lui : sa naissance et sa dévotion ne lui feront pas tenter d’escalader ni le ciel ni la cour. Dieu le bénisse ! c’est un sot et un froid personnage.

Je ne sais pas lequel j’aime le mieux de votre Russe, ou de votre Pauvre Diable : celui-ci est plus plaisant, l’autre est plus noble ; je suis fort contente de l’un et de l’autre.

Venons au procès que vous me faites. J’étais en colère contre vous, et, au lieu de remerciements, vous n’auriez eu que des reproches, parce que j’appris que vous envoyiez à toutes sortes de gens toutes sortes de nouveautés ; mon amitié en fut blessée ; je vous trouvai coupable du crime d’Ananie et de Saphire ; vous mentiez au Saint-Esprit, et, ne pouvant pas vous punir de mort subite, je pris la résolution de ne plus vous écrire. Cela me coûtait beaucoup, et vous pouvez en juger, puisqu’à la première agacerie je suis revenue tout courant à vous.

Je vous aime beaucoup, monsieur, parce que personne en vérité ne me plaît autant que vous, et je suis bien sûre que vous ne plaisez à personne autant qu’à moi.

On vous a donc bien dit du mal de moi ? Je passe donc dans votre esprit pour l’admiratrice des Fréron et des Palissot, et pour l’ennemie déclarée des encyclopédistes ?. le ne mérite ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.

Vous me demandez ma confession et vous me promettez votre absolution. Apprenez donc que je ne me suis point jointe à Mme  de Robecq, qu’à peine je la connaissais, et que je n’ai jamais eu le désir de la connaître davantage. J’ai fort blâmé sa vengeance et le choix de ses vengeurs. J’ai été bien aise du peu de succès de sa comédie, et de la maladresse de son auteur ; il n’a pas su rendre ridicules les gens qu’il voulait peindre, il a manqué son objet ; en les attaquant sur l’honneur et la probité, il ne leur a pas effleuré l’épiderme. J’ai été à une représentation de cette pièce, je l’ai lue une fois ; j’ai dit très-naturellement que je n’en étais pas contente, et qu’à la place des philosophes j’aurais beaucoup plus de mépris que d’indignation contre un tel ouvrage. Si cela ne paraît pas suffisant, et s’il faut crier tolle contre leurs ennemis, j’avoue que je n’ai point pris ce parti, et que je me trouverais très-ridicule d’élever ma voix pour ou contre aucun parti ; il n’y a que l’amitié qui puisse engager dans ces sortes de querelles. Il y a quelques années, j’en conviens, que l’amitié m’aurait peut-être fait faire beaucoup d’imprudences ; mais pour aujourd’hui, je verrais avec indifférence la guerre des dieux et des géants, à plus forte raison celle des rats et des grenouilles ; je lis ce qui s’écrit pour ou contre. Il y a quelques articles de Fréron qui m’ont assez divertie ; le mot Encyclopédie, par exemple, qui est, je crois, dans sa quinzième feuille, m’a paru assez plaisant ; j’aime mieux son style que celui de l’abbé Desfontaines. Voilà l’aveu de tous mes crimes, j’attends votre ego te absolvo. Je finis ce long article par vous dire que je suis bien sûre que si j’étais avec vous je serais toujours de votre avis, sans que ce fût par la soumission et la déférence qui est due à votre esprit et à vos lumières.

Ah ! mon Dieu, monsieur, que je serais aise de passer ma vie aux Délices ! Si c’est la philosophie qui donne le dégoût du monde, je suis une grande philosophe. Rien ne me retient ici, et je n’ai pour y rester d’autres raisons que celle de la chèvre : où elle est attachée, il faut qu’elle broute. Cependant si je n’étais pas aveugle, j’irais certainement vous voir ; il n’y a rien au monde qui me fît autant de plaisir que d’être avec vous. J’aurais grand besoin de M.  Tronchin, si la vie m’était plus chère ; mais ce serait une folie à moi de chercher à la prolonger. Eh, mon Dieu, pourquoi ? pour éprouver de nouveaux malheurs. Je me contente de rendre les moments présents supportables : je vis avec plusieurs personnes aimables, qui ont de l’humanité, de la compassion ; il en résulte l’apparence de l’amitié ; je m’en contente, j’écarte la tristesse autant qu’il m’est possible, je me livre à toutes les dissipations qui se présentent ; enfin, à tout prendre, je suis moins malheureuse que je ne devrais l’être. Vous ne seriez pas mécontent de moi, si je vous rendais compte de ma façon de penser, et ce serait un grand plaisir que j’aurais. Mais ne nous retrouverons-nous jamais ensemble, monsieur ? Cette absence éternelle, ainsi que la perte de mon ami, sont deux malheurs irréparables, et dont je ne me consolerai jamais. Écrivez-moi souvent, et envoyez-moi tout ce que vous ferez. Qu’est-ce que c’est que la sœur du Pot, dont tout le monde parle et que personne n’a vue ?

  1. Correspondance compléte de la marquise du Deffant, publiée par M.  de Lescure ; Paris, 1865.