Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4210

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 488-489).

4210. — À M. JEAN SCHOUVALOW.
Aux Délices, près Genève, 2 août.

Monsieur, à peine eus-je reçu la lettre agréable dont Votre Excellence m’a honoré par la voie de M. le comte de Kaiserling, que ma joie fut bien altérée par l’amertume d’une nouvelle de la Haye. Les frères Cramer, libraires, citoyens de Genève, à qui j’ai fait présent de l’Histoire de Pierre le Grand, m’apportèrent une gazette de la Haye, par laquelle j’appris qu’un libraire de la Haye, nommé Pierre de Hondt, met en vente cet ouvrage. Ce coup me fut d’autant plus sensible que je n’ai point encore reçu les nouvelles instructions que Votre Excellence veut bien me donner. Me voilà donc exposé, monsieur, et vous surtout, à voir ce monument que vous éleviez paraître avant qu’il soit fini. Le public le verra avec les fautes que je n’ai pu encore corriger, et avec celles qu’un libraire de Hollande ne manque jamais de faire.

J’ai écrit incontinent à Son Excellence M. de Golowkin[1], votre ambassadeur à la Haye. Je lui ai expliqué l’affaire, les démarches de la cour de Vienne à Hambourg, l’intérêt que vous prenez à l’ouvrage, l’injuste et punissable procédé du libraire de Hondt, et je ne doute pas que M. le comte de Golowkin n’ait le crédit d’arrêter, du moins pour quelque temps, les efforts de la rapine des libraires hollandais.

Mais, tandis que je prends ces précautions avec la Hollande, je suis bien plus en peine du côté de Genève. Les frères Cramer ont fait beaucoup de dépenses pour l’impression du livre ; ils ne sont pas riches, ils tremblent de perdre le fruit de leurs avances ; je ne peux les empêcher de débiter le livre qu’ils ont imprimé à leurs frais.

J’espère que le second volume n’essuiera pas les disgrâces que le premier a souffertes. Mon zèle ne se ralentira point ; vous m’avez fait Russe, vous m’avez attaché à Pierre le Grand. Nous avons en France une comédie dans laquelle il y a une fille amoureuse d’Alexandre le Grand[2] ; je ressemble à cette fille. Je me flatte que ma passion ne sera pas malheureuse, puisque c’est vous qui la protégez. J’attends avec empressement les nouveaux mémoires que Votre Excellence a la bonté de me destiner. Je les mettrai en œuvre dès qu’ils seront arrivés. Il est vrai que la paix serait un temps plus favorable pour faire lire ce livre dans l’Europe. Les esprits sont trop occupés de la guerre ; mais il est à croire que nos victoires nous donneront bientôt cette paix nécessaire. Alors je prendrais ce temps pour venir vous faire ma cour dans Pétersbourg, si j’avais plus de santé et moins d’années que je n’en ai. Les lettres dont vous m’honorez sont la consolation la plus flatteuse que je puisse recevoir, et la seule qui puisse me dédommager.

Je serai jusqu’au dernier jour de ma vie, avec la plus respectueuse reconnaissance et le plus inviolable attachement, etc. V.

  1. Cette lettre manque.
  2. Dans la comédie des Visionnaire, par Desmarests, Mélisse, l’an des personnages, est amoureuse d’Alexandre le Grand.