Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4211

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 489-490).

4211. — DE M.  D’ALEMBERT.
Paris, ce 3 août.

Il y a apparence, mon cher et grand philosophe, que celui de nous deux qui se trompe sur la personne en question se trompera longtemps : car nous ne paraissons disposés ni l’un ni l’autre à changer d’avis. Quoi qu’il en soit, je n’entends rien, je l’avoue, à cette nouvelle jurisprudence qui permet à une femme de la cour de se mettre à la tête d’une cabale infâme contre des gens de lettres estimables, et qui ne permet pas aux gens de lettres outragés de donner un léger ridicule à la protectrice. Au surplus, l’abbé Morellet est enfin sorti de la Bastille, et sa détention n’aura point d’autres suites. M.  Duclos (avec qui je suis d’ailleurs fort mal, mais avec qui je me réunirai s’il est nécessaire pour la bonne cause) me dit hier en confidence que vous lui aviez écrit[1] au sujet de l’admission de Diderot à l’Académie. Nous convînmes des difficultés extrêmes, et peut-être insurmontables, de ce projet ; il croit cependant qu’on pourrait le tenter, quoique, à dire vrai, j’en désespère. Je crois bien que Mme  de Ponipadour et même M.  de Choiseul seront favorables ; mais je doute que, tout-puissants qu’ils sont, ils aient assez de crédit dans cette occasion. Vous entendrez de Genève crier les dévots de Paris et de Versailles, et ces dévots iront au roi directement, et à coup sûr ils l’emporteront. Or je n’imagine pas qu’il faille tenter cette affaire, si elle ne doit point réussir.


À quoi vous servirait ce zèle impétueux,
Qu’à charger vos amis d’un crime infructueux[2].


Au reste, l’élection ne se fera de trois ou quatre mois, et nous tâterons doucement le gué avant que de rien entreprendre. Je verrai Diderot, je reparlerai à Duclos, et nous nous concerterons avec vous, et je vous rendrai compte de la suite de nos démarches.

L’Écossaise a un succès prodigieux ; j’en fais mon compliment à l’auteur. Hier, à la quatrième représentation, il y avait plus de monde qu’à la première. On dit que Fréron avait prouvé, il y a quinze jours, dans une feuille, que cette pièce ne devait pas réussir. Je ne l’ai point encore vue, et quand on m’en a demandé la raison, j’ai répondu que, « si un décrotteur m’avait insulté, et qu’il fût mis au carcan à ma porte, je ne me presserais pas de mettre la tête à la fenêtre ».

Quelqu’un me dit, le jour de la première représentation, que la pièce avait commencé fort tard : C’est apparemment, lui dis-je, que Fréron était monté à l’Hôtel de Ville[3].

Un conseiller de la classe du parlement de Paris, dont on n’a pu me dire le nom, disait avant la pièce que cela ne vaudrait rien, qu’il en avait lu l’extrait dans Fréron ; on lui répondit qu’il allait voir quelque chose de meilleur, l’extrait de Fréron dans la pièce.

Ce n’est ni Bourgelat ni personne de ma connaissance qui a envoyé au Journal encyclopédique l’extrait de l’Épître[4] du roi de Prusse ; c’est apparemment quelqu’un de ceux à qui je l’ai lue, et qui en aura retenu ces bribes. Au reste, les endroits outrecuidants ne se trouvent pas dans l’imprimé, et j’en suis fort aise.

Savez-vous que votre ami Palissot a eu une prise très-vive dans les foyers avec M.  Séguier, qui avait pourtant fort protégé les Philosophes ? Il trouvait (lui Palissot) que l’Écossaise était une chose atroce. À ce propos, je vous dirai que vos amis ne sont point contents de votre troisième lettre[5]. Il ne faut point plaisanter avec de pareilles gens, surtout lorsqu’ils s’enferrent d’eux-mêmes, comme Palissot a fait dans ses dernières réponses.

Adieu, mon cher philosophe.

  1. Voyez plus haut la lettre 4203.
  2. Racine, Bajazet, acte II, scène iii.
  3. On y conduisait les condamnés qui, au moment de leur exécution, déclaraient avoir quelque révélation à faire.
  4. Voyez plus haut le sixième alinéa de la lettre 4194.
  5. La lettre à Palissot du 12 juillet 1760, qui est la troisième que Voltaire adressa à Palissot à l’occasion des Philosophes (voyez n° 4184).