Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4223

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 503-504).

4223. — À MADAME D’ÉPINAI.

Il faut qu’il entre, mon adorable philosophe ; qu’il entre, qu’il entre, vous dis-je ; contrains-les d’entrer[1].

Notre cher Habacuc, du courage, je vous en prie. La chose vous paraît impossible ; je vous ai déjà dit[2] que c’est une raison pour l’entreprendre. Nous réussirons ; croyez-moi, ce sera un beau triomphe. Mais que Diderot nous aide, et qu’il n’aille pas s’amuser à griffonner du papier dans un temps où il doit agir. Il n’a qu’une chose à faire, mais il faut qu’il la fasse : c’est de chercher à séduire quelque illustre sot ou sotte, quelque fanatique, sans avoir d’autre but que de lui plaire. Il a trois mois pour adoucir les dévots ; c’est plus qu’il ne faut. Qu’on l’introduise chez madame…, ou madame…, ou madame…, lundi ; qu’il prie Dieu avec elle mardi, qu’il couche avec elle mercredi ; et puis il entrera à l’Académie tant qu’il voudra, et quand il voudra. Comptez qu’on est très-bien disposé à l’Académie. Je recommande surtout le secret. Que Diderot ait seulement une dévote dans sa manche ou ailleurs, et je réponds du succès. On s’est déjà ameuté sur mes pressantes sollicitations. Travaillez sous terre, tous tant que vous êtes. Ne perdez pas un moment ; ne négligez rien. Vous porterez à l’infâme un coup mortel, et je vous donne ma parole d’honneur de venir à l’Académie le jour de l’élection. Je suis vieux ; je veux mourir au lit d’honneur.

Ma belle philosophe, voici une autre histoire, une autre négociation. N’est-ce pas M.  Faventines[3] qui a le département du domaine ? M.  d’Épinai ne peut-il pas, quand il rencontrera ce terrible Faventines au conseil des fermes, lui dire : « Monsieur, ne savez-vous rien de nouveau sur le pays de Gex ? Ne vous a-t-on rien dit touchant certains arrangements avec le roi ? N’a-t-il rien transpiré ? » Alors M.  Faventines dira oui ou non ; et ce oui ou ce non, vos belles mains me l’écriront.

Mais qu’il entre, qu’il entre, qu’il entre à l’Académie. J’ai cela dans la tête, voyez-vous ! Ma belle philosophe, je vous ai dans mon cœur ; il est vieux, mon cœur, mais il rajeunit quand il pense à vous. Qu’il entre, vous dis-je ; tel est mon avis, et qu’on ruine Carthage, disait Caton, qui n’était pas si vieux que moi.

Ô belle philosophe ! ô Habacuc ! je vous salue en Belzébuth.

  1. Saint Luc, chap. xiv, v. 23.
  2. Lettre 4206 à Mme  d’Épinai et à Habacuc-Grimm.
  3. Fermier général, comme le mari de Mme  d’Epinai.