Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4222

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 501-503).

4222. — À M. DUCLOS.
11 août.

Je sais depuis longtemps, monsieur, que vous avez autant de noblesse dans le cœur que de justesse dans l’esprit ; vous m’en donnez aujourd’hui de nouvelles preuves. Je ne doute pas que vous ne veniez à bout d’introduire M. Diderot dans l’Académie française, si vous entreprenez cette affaire délicate ; je vois que vous la croyez nécessaire aux lettres et à la philosophie dans les circonstances présentes. Pour peu que M. Diderot vous seconde par quelques démarches sages et mesurées auprès de ceux qui pourraient lui nuire, vous réussirez auprès des personnes qui peuvent le servir. Vous êtes à portée, je crois, d’en parler à Mme de Pompadour ; et, quand une fois elle aura fait agréer au roi l’admission de M. Diderot, j’ose croire que personne ne sera assez hardi pour s’y opposer. Nous ne sommes plus au temps des théatins évêques de Mirepoix ; il vous sera d’ailleurs aisé de voir sur combien de voix vous pouvez compter à l’Académie. Vous aurez l’honneur d’avoir fait cesser la persécution, d’avoir vengé la littérature, et d’avoir assuré le repos d’un des plus estimables hommes du monde, qui sans doute est votre ami. M. d’Alembert me paraît disposé à faire tout ce que vous jugerez à propos pour le succès de cette entreprise. Je prends la liberté de vous exhorter tous deux à vous aimer[1] de tout votre cœur ; le temps est venu où tous les philosophes doivent être frères, sans quoi les fanatiques et les fripons les mangeront tous les uns après les autres.

Je suis entièrement à vos ordres pour le Dictionnaire de l’Académie[2] ; je vous remercie de l’honneur que vous voulez bien me faire : j’en serai peut-être bien indigne, car je suis un pauvre grammairien ; mais je ferai de mon mieux pour mettre quelques pierres à l’édifice. Votre plan me paraît aussi bon que je trouve l’ancien plan sur lequel on a travaillé mauvais. On réduisait le dictionnaire aux termes de la conversation, et la plupart des arts étaient négligés. Il me semble aussi qu’on s’était fait une loi de ne point citer ; mais un dictionnaire sans citations est un squelette.

Je suis un peu surpris de vous voir dans le secret de notre petite province de Gex, dont j’ai fait ma patrie ; mais je ne le suis pas du service que vous voulez bien me rendre ; j’en suis pénétré. Je crains fort de ne pouvoir obtenir de messieurs du domaine ce que j’aurais pu avoir aisément d’un prince du sang[3] comme engagiste ; mais j’ai toujours pensé qu’il faut tenter toute affaire dont le succès peut faire beaucoup de plaisir, et dont le refus vous laisse dans l’état où vous êtes. J’aurai l’honneur de vous rendre compte de l’état des choses, dès que M. le comte de La Marche aura conclu avec Sa Majesté ; et je vous avoue que j’aimerais mieux vous avoir l’obligation du succès qu’à tout autre. Cependant l’affaire de Diderot me tient encore plus à cœur que le pays de Gex. J’aime fort ce petit coin du monde ; c’est, comme le paradis terrestre, un jardin entouré des montagnes ; mais j’aime encore mieux l’honneur de la littérature. Je vous demande pardon de ne pas vous écrire de ma main ; je suis un peu malingre.

Encore un mot, je vous prie, malgré mon peu de forces. Il me vient dans la tête que le travail de votre dictionnaire devient la raison la plus plausible et la plus forte pour recevoir M. Diderot. Ne pourriez-vous pas représenter ou faire représenter combien un tel homme vous devient nécessaire pour la perfection d’un ouvrage nécessaire ? Ne pourriez-vous pas, après avoir établi sourdement cette batterie, vous assembler sept ou huit élus, et faire une députation au roi pour lui demander M. Diderot comme le plus capable de concourir à votre entreprise ? M. le duc de Nivernais ne vous seconderait-il pas dans ce projet ? Ne pourrait-il pas même se charger de porter avec vous la parole ? Les dévots diront que Diderot a fait un ouvrage de métaphysique qu’ils n’entendent point ; il n’a qu’à répondre qu’il ne l’a pas fait, et qu’il est bon catholique. Il est si aisé d’être catholique !

Adieu, monsieur ; comptez sur ma reconnaissance et mon attachement inviolable. Vous prendrez peut-être mes idées pour des rêves de malade ; rectifiez-les, vous qui vous portez bien.

  1. D’Alembert, dans sa lettre du 3 août (voyez page 489), dit être fort mal avec Duclos.
  2. Au mois d’octobre suivant, Duclos chargea Voltaire de l’article T pour ce Dictionnaire, dont la quatrième édition fut présentée au roi au commencement de 1762.
  3. Le comte de La Marche, fils du prince de Conti.