Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4238

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 520-521).

4238. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL
28 auguste.

Mon cher ange, vous ne m’instruisez pas dans mes limbes de ce que vous faites dans votre ciel ; pas un petit mot sur l’Écossaise, sur mon ami Fréron, sur mon cher Pompignan, qu’on dit être chez M.  d’Argenson, aux Ormes, avec le président Hénault, qui va lui vendre sa charge de surintendant bel esprit de la reine, et qui, pour pot-de-vin, trouve son Discours et son Mémoire excellents.

Il faut que je vous dise que frère Menoux, jésuite, m’a envoyé une mauvaise déclamation de sa façon, intitulée l’incrédulité combattue par le simple bon sens[1]. Il a mis cet ouvrage sous le nom du roi Stanislas, pour lui donner du crédit ; il me l’a adressé de la part de ce monarque, et voici la réponse que j’ai faite au monarque[2]. Voyez si elle est sage, respectueuse, et adroite. Vous pourriez peut-être en amuser M.  le duc de Choiseul, en qualité de Lorrain.

On me mande, mon divin ange, que vous allez faire jouer ce Tancrède, qui est déjà presque aussi connu que l’Écossaise.

Mon vieux corps, mon vieux tronc a porté quelques fruits cette année, les uns doux, les autres un peu amers ; mais ma sève est passée ; je n’ai plus ni fruits ni feuilles. Il faut obéir à la nature, et ne la pas gourmander. Les sots et les fanatiques auront bon temps cet automne et l’hiver prochain ; mais gare le printemps !

Est-il vrai que Gaussin[3] se retire ? qu’elle fait comme moi ? qu’elle va en Berry être dame de château, et que, de plus, elle est mariée ? Je suis bien aise qu’il y ait des châteaux pour les talents, pourvu que ce ne soient pas les châteaux de Vincennes et de la Bastille.

Une lettre venue de Prague annonce changement de fortune et défaite entière de Laudon[4]. Il faut toujours, en fait de nouvelles, attendre le sacrement de la confirmation. Mais, si la chose est vraie, je pense comme vous ; la paix, la paix ; oui, mais voudra-t-on bien nous la donner ?

En attendant, amusez-vous avec Tancrède ; mais qu’il ne soit pas sifflé. On joue l’Écossaise dans toutes les provinces ; il serait triste de déchoir et de faire ce petit plaisir à Fréron et à Pompignan. Savez-vous bien, mon cher ange, que Tancrède est une affaire capitale ?

Mille tendres respects aux anges.

  1. Voyez lettre 4183.
  2. Voyez lettre 4230.
  3. Jeanne-Catherine Gaussem, dite Gaussin, née le 25 décembre 1711, débuta sur le Théâtre-Français en 1731, créa le rôle de Zaïre en 1732. Elle avait, le 29 mai 1759, épousé un danseur de l’Opéra, nommé Tavlaigo ou Tavolaigo, propriétaire de la terre de Laszenai en Berry. Elle quitta le théâtre en 1763 (voyez tome XXIV, page 405), devint veuve en 1765, et mourut en 1767.
  4. Ce général autrichien venait effectivement d’être battu (15 août), à Liegnitz, par Frédéric II.