Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4246

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 529).
4246. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 5 septembre 1760.

J’étais en colère contre vous ; votre dernière lettre m’avait déplu ; vous m’y annonciez que vous ne m’enverriez plus rien, vous me reprochiez d’aimer Fréron ; vous me traitiez comme l’amie ou l’alliée des Pompignan et des Palissot ; j’en ai été indignée, et on le serait à moins ; mais faisons la paix ; venez, que je vous embrasse.

Je fus avant-hier à la première représentation de Tancrède. J’y ai pleuré à chaudes larmes ; j’avais été quelques semaines auparavant à l’Écossaise, qui m’avait fait un plaisir extrême. Vous avez balayé notre théâtre de tous les marmousets d’auteurs qui l’avalissaient et le salissaient depuis deux ou trois ans. Je suis folle de vous, et eussiez-vous mille fois plus de torts avec moi, je vous admirerais toujours et n’admirerais que vous, je vous le déclare net ; je ne puis révérer de certaines choses que vous approuvez tant, je suis comme Mardochée :


Je n’ai devant Aman pu fléchir les genoux,
Ni lui rendre un honneur que l’on ne doit qu’à vous.


J’entends, par Aman, nombre d’auteurs que vous honorez de votre protection et que je trouve fort ennuyeux et fort orgueilleux. Mlle  Clairon joue à ravir. Il y a un « Eh bien, mon père ! » qui remue l’âme depuis le bout des pieds jusqu’à la pointe des cheveux.

Préville est charmant dans le rôle de Freeport ; enfin, vous m’avez fait rire et pleurer, ce qu’il y avait longtemps qui ne m’était arrivé et que je n’espérais plus ; je vous en fais mille et mille remerciements. Je soupai hier avec Marmontel ; je lui ai parlé de vous sans fin, sans cesse ; il dit que vous vous portez à merveille, et que vous n’êtes point du tout changé. Il n’en est pas ainsi de moi, mais si j’étais avec vous, je prendrais patience. Aurez-vous bien la cruauté de ne me rien envoyer ? Je ne me paye point de vos raisons, ce ne sont que des prétextes.

  1. Correspondance complète de la marquise du Deffant publiée par M.  de Lescure ; Paris, Plon, 1865.