Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4288

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Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 9-11).

4288. — À M.  PALISSOT[1].
Octobre.

J’ai reçu, monsieur, votre lettre du 13. Je dois me plaindre d’abord à vous de ce que vous avez publié mes lettres sans me demander mon consentement : ce procédé n’est ni de la philosophie ni du monde. Je vous réponds cependant, en vous priant, par tous les devoirs de la société, de ne point publier ce que je ne vous écris que pour vous seul.

Je dois vous remercier de la part que vous voulez bien prendre au succès de Tancrède, et vous dire que vous avez très-grande raison de ne vouloir d’appareil et d’action au théâtre qu’autant que l’un et l’autre sont liés à l’intérêt de la pièce. Vous écrivez trop bien pour ne pas vouloir que le poëte l’emporte sur les décorateurs.

Je dois aussi vous dire que la guerre n’est pas de mon goût, mais qu’on est qeclquefois forcé à la faire. Les agresseurs en tout genre ont tort devant Dieu et devant les hommes. Je n’ai jamais attaqué personne. Fréron m’a insulté des années entières sans que je l’aie su ; on m’a dit que ce serpent avait mordu ma lime[2] avec des dents aussi envenimées que faibles. Lefranc a prononcé devant l’Académie un discours insolent dont il doit se repentir toute sa vie, parce que le public a oublié ce discours, et se souvient seulement des ridicules qu’il lui a valus.

Pour votre pièce des Philosophes, je vous répéterai toujours que cet ouvrage m’a sensiblement affligé. J’aurais souhaité que vous eussiez employé l’art du dialogue et celui des vers, que vous entendez si bien, à traiter un sujet qui ne dût pas une partie de son succès à la malignité des hommes, et que vous n’eussiez point écrit pour flétrir des gens d’un très-grand mérite, dont quelques-uns sont mes amis, et parmi lesquels il y en a eu de malheureux et de persécutés. Le public finit par prendre leur parti ; ou ne veut pas que l’on immole sur le théâtre ceux que la cour a opprimés. Ils ont pour eux tous les gens qui pensent, tous les esprits qui ne veulent point être tyrannisés, tous ceux qui détestent le fanatisme ; et vous, qui pensez comme eux, pourquoi vous êtes-vous brouillé avec eux ? Il faudrait ne se brouiller qu’avec les sots.

On m’a envoyé un Recueil[3] de la plupart des pièces concernant cette querelle. Un des intéressés a fait des Notes[4] bien fortes sur les accusations que vous avez malheureusement intentées aux philosophes, et sur les méprises où vous êtes tombé dans ces imputations cruelles. Il n’est pas permis, vous le savez, à un accusateur de se tromper. C’est encore un grand désagrément pour moi que notre commerce de lettres ait été empoisonné par les reproches sanglants qu’on vous fait dans ce Recueil, et par ceux qu’on m’a faits, à moi, d’entretenir commerce avec celui qui se déclare contre mes amis.

J’avais été gai avec Lefranc, avec Trublet, et même avec Fréron ; j’avais été touché de la visite que vous me fîtes aux Délices ; j’ai regretté vivement votre ami M.  Patu, et mes sentiments, partagés entre vous et lui, se réunissaient pour vous ; j’avais pris un intérêt extrême au succès de vos talents ; vous m’avez fait jouer un triste personnage quand je me suis trouvé entre vous et mes amis, que vous avez déchirés. Je vous avais ouvert une voie pour tout concilier ; mais, au lieu de la prendre, vous avez redoublé vos attaques. C’est aux jésuites et aux jansénistes à se détruire, et nous aurions dû les manger[5] tranquillement, au lieu de nous dévorer les uns les autres.

  1. Cette lettre a été imprimée à la page 357 du tome Ie du Supplément au recueil des lettres de M.  de Voltaire, Paris, Xhrouet, 1808, deux volumes in-8o ou in-12. Auger, qui fut éditeur de ces deux volumes, la donna d’après une copie écrite de la main du secrétaire de Voltaire ; je la reproduis ici, sans chercher à expliquer pourquoi cette copie est si différente de la lettre à Palissot du 24 septembre (voyez n° 4273), dont elle est évidemment une autre version ; mais c’est le texte de la lettre du 24 septembre qui est l’authentique. (B.)
  2. Allusion à la fable de La Fontaine, livre V, fable. xvi.
  3. Le Recueil des Facéties parisiennes pour les six premiers mois de l’an 1750.
  4. Voyez, tome XL, la note 4 de la page 555.
  5. Mangeons du jésuite ! … est le cri des Oreillons, dans le chap. xvi du roman de Candide.