Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4339

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Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 66-67).

4339. — À M. LE DUC D’UZÈS.
19 novembre.

Monsieur le duc, béni soit Dieu de ce que vous êtes un peu malade ! Car, lorsque les personnes de votre sorte ont de la santé, elles en abusent, elles éparpillent leur corps et leur âme de tous les côtés ; mais la mauvaise santé retient un être pensant chez soi, et ce n’est qu’en méditant beaucoup qu’on se fait des idées justes sur les choses de ce monde et de l’autre ; on devient soi-même son médecin. Rien n’est si pauvre, rien n’est si misérable, que de demander à un animal en bonnet carré ce que l’on doit croire. Il y a longtemps que je sais que vous cherchez la vérité dans vous-même. Ce que vous me fîtes l’honneur de m’envoyer, il y a quelques années[1], fait voir que vous avez l’âme plus forte que le corps. Si vous avez perfectionné cet ouvrage, il sera utile aux autres comme à vous-même.

Les plaisanteries et les ouvrages de théâtre, dont vous me parlez, ne sont que des amusements, des bagatelles difficiles ; l’étude principale de l’homme est celle dont on s’occupe le moins. Presque personne ne s’avise d’examiner d’où il vient, où il est, pourquoi il est, et ce qu’il deviendra. La plupart de ceux mêmes qui passent pour avoir le sens commun ne sont pas au-dessus des enfants qui croient les contes de leurs nourrices ; et le pis de l’affaire est que souvent ceux qui gouvernent n’en savent pas plus que ceux qui sont gouvernés : aussi, quand ils deviennent vieux et qu’ils sont abandonnés à eux seuls, ils traînent une vieillesse imbécile et méprisable ; le doute, la crainte, la faiblesse, empoisonnent leurs derniers jours ; l’âme n’est jamais forte que quand elle est éclairée. Regardez-vous donc comme un des hommes les plus heureux d’avoir su penser de bonne heure ; vous vous êtes préparé des ressources sûres pour tous les temps de votre vie. Je voudrais bien que ma mauvaise santé et que mon âge avancé me permissent, monsieur le duc, de venir être quelquefois à Uzès le témoin des progrès de votre esprit ; je voudrais m’éclairer et me fortifier auprès de vous ; mais, dans l’état où je suis, je ne peux plus sortir de ma retraite ; il ne me reste qu’à souhaiter que vous vous portiez assez bien pour venir consulter M. Tronchin. Il y a des malades qui ont la force de faire cent lieues pour se faire tâter le pouls à Genève, et qui ensuite se trouvent assez bien pour s’en retourner. Soyez persuadé, monsieur le duc, de l’estime infinie, de l’attachement, et du profond respect du solitaire à qui vous avez fait l’honneur d’écrire.


  1. En 1757 ; voyez la lettre 3300.