Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4364

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 90-92).

4364. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
9 décembre.

Il y a plus de six semaines, madame, que je n’ai pu jouir d’un moment de loisir : cela est ridicule, et n’en est pas moins vrai. Comme vous ne vous accommodez pas que je vous écrive simplement pour écrire, j’ai l’honneur de vous dépêcher deux petits manuscrits qui me sont tombés entre les mains. L’un me paraît merveilleusement philosophique et moral ; il doit par conséquent être au goût de peu de gens ; l’autre[1] est une plaisante découverte que j’ai faite dans mon ami Ézéchiel.

On ne lit point assez Ézéchiel. J’en recommande la lecture tant que je peux ; c’est un homme inimitable. Je ne demande pas que ces rogatons vous divertissent autant que moi, mais je voudrais qu’ils vous amusassent un quart d’heure.

J’ai tenu bon contre M.  d’Argental. Il aurait beau me démontrer la beauté d’un échafaud, j’aime fort le spectacle, l’appareil, toutes les pompes du démon ; mais pour la potence, je suis son serviteur. Je le renvoie à Despréaux :


Mais il est des objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille, et reculer des yeux[2].


D’ailleurs je suis fâché contre les Anglais. Non-seulement ils m’ont pris Pondichéry, à ce que je crois[3], mais ils viennent d’imprimer que leur Shakespeare, madame, est infiniment au-dessus de Gilles.

Figurez-vous, madame, que la tragédie de Richard III, qu’ils comparent à Cinna, tient neuf années pour l’unité de temps, une douzaine de villes et de champs de bataille pour l’unité de lieu, et trente-sept événements principaux pour unité d’action ; mais c’est une bagatelle.

Au premier acte, Richard dit qu’il est bossu et puant, et que, pour se venger de la nature, il va se mettre à être un hypocrite et un coquin. En disant ces belles choses, il voit passer un enterrement (c’est celui du roi Henri VI) ; il arrête la bière et la veuve[4], qui conduit le convoi. La veuve jette les hauts cris ; elle lui reproche d’avoir tué son mari. Richard lui répond qu’il en est fort aise, parce qu’il pourra plus commodément coucher avec elle. La reine lui crache au visage ; Richard la remercie, et prétend que rien n’est si doux que son crachat. La reine l’appelle crapaud : « Vilain crapaud, je voudrais que mon crachat fût du poison. — Eh bien ! madame, tuez-moi si vous voulez ; voilà mon épée. » Elle la prend : « Va, je n’ai pas le courage de te tuer moi-même… Non, ne te tue pas, puisque tu m’as trouvée jolie. » Elle va enterrer son mari, et les deux amants ne parlent plus que d’amour dans le reste de la pièce.

N’est-il pas vrai que si nos porteurs d’eau faisaient des pièces de Théâtre, ils les feraient plus honnêtes ?

Je vous conte tout cela, madame, parce que j’en suis plein. N’est-il pas triste que le même pays qui a produit Newton ait produit ces monstres, et qu’il les admire ?

Portez-vous bien, madame ; tâchez d’avoir du plaisir : la chose n’est pas aisée, mais n’est pas impossible.

Mille respects de tout mon cœur.

  1. Cet autre petit manuscrit était très-probablement celui de l’article Ézéchiel du Dictionnaire philosophique. Cet article parut, en 1761, dans la première édition du même ouvrage, que Voltaire appelle Dictionnaire d’idées dans sa lettre à Mme  du Deffant du 18 février 1760. Le déjeuner d’Ézéchiel ne ragoûta guère la marquise ; voyez à ce sujet la lettre que Voltaire lui écrivit le 15 janvier 1761. (Cl.)
  2. Ces vers du chant III de l’Art poétique sont cités plus haut dans la lettre 4297.
  3. Voltaire avait prédit depuis longtemps la prise de cette ville, remise aux Anglais par Lally, le 16 janvier 1761.
  4. C’est lady Anne, vcuvo du prince Edouard, fils de Henry VI.