Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4374

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Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 97-98).

4374. — À M. DE BRENLES.
Aux Délices, 16 décembre.

Vous souvenez-vous de moi ? Pour moi, je vous aimerai toujours, quoique je ne sois plus Suisse. Voici, mon cher monsieur, de quoi il est question. Vous savez que j’ai acheté des terres en France pour être plus libre ; une descendante du grand Corneille vient dans ces terres ; vous serez peut-être surpris qu’une nièce de Rodogune sache à peine lire et écrire ; mais son père, malheureusement réduit à l’état le plus indigent, et, plus malheureusement encore, abandonné de Fontenelle, n’avait pas eu de quoi donner à sa fille les commencements de la plus mince éducation. On m’a recommandé cette infortunée ; j’ai cru qu’il convenait à un soldat de nourrir la fille de son général. Elle arrive chez moi ; elle a appris un peu à lire et à écrire d’elle-même ; on la dit aimable ; je me ferai un plaisir de lui servir de père, et de contribuer à son éducation, qu’elle seule a commencée. Si vous connaissez quelque pauvre homme qui sache lire, écrire, et qui puisse même avoir une teinture de géographie et d’histoire, qui soit du moins capable de l’apprendre, et d’enseigner le lendemain ce qu’il aura appris la veille, nous le logerons, chaufferons, blanchirons, nourrirons, abreuverons, et payerons, mais payerons très-médiocrement, car je me suis ruiné à bâtir des châteaux, des églises, et des théâtres. Voyez, avez-vous quelque pauvre ami ? vous m’avez déjà donné un Corbo dont je suis fort content. Ses gages sont médiocres, mais il est très-bien dans le château de Tournay ; son frère n’est pas mieux dans celui de Ferney. Notre savant pourrait avoir les mêmes appointements. Décidez ; bonsoir ; mille compliments à madame votre femme. Ètes-vous enfin un père heureux ? Vale, amice. V.