Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4375
Je vous excède encore ; Rodogune[1] est à Lyon, chez Tronchin, entre quatre garçons. On la présentera probablement à Mme de Grolée[2], qui ne manquera pas de lui manier les tétons, selon sa louable coutume : c’est un honneur qu’elle fait à toutes les filles et femmes qu’on lui présente. Est-il vrai que l’abbé de Latour-du-Pin[3] avait grande envie de rompre ce voyage ? Il m’est très-important de savoir ce qui en est. Dites-moi, je vous prie, madame, tout ce que vous savez de cette aventure de roman.
Je reviens au roman de Tancrède. Je vous conjure, mes anges, encore une fois, de bien recommander à Prault de suivre exactement la leçon que je lui envoie, et de n’y pas changer une virgule. C’est le placet de Caritidès ; on n’en peut rien retrancher[4]. Nous venons de jouer, ma nièce et moi, la scène du père et de la fille, au second acte : Qu’entends-je ? vous, mon père !
— Moi, ton père ! … est-ce à toi de prononcer ce nom ?
Vous pouvez être convaincus que cela jette dans l’acte un attendrissement, un intérêt qui manquait. Cet acte, qui paraissait froid, doit être brûlant, s’il est bien joué.
À propos de froid, c’est un secret sûr, pour faire de la glace, que de placer des détails historiques au milieu de la passion, à moins que ces détails ne soient réchauffés par quelques interjections, par des retours sur soi-même, par des figures qui raniment la langueur historique.
Mais, craignant de lui nuire en cherchant à le voir,
Il crut que m’avertir était son seul devoir[5].
Ces deux vers ralentissent. Je raisonne poésie avec mes anges, je disserte ; ils me le pardonnent.
Non-seulement ces détails sont froids, mais le spectateur est en droit de dire : En quoi donc cet esclave craignait-il de nuire à Tancrède ? pourquoi, étant dans son camp, n’a-t-il pas cherché à le voir ? il devait, sans doute, tout faire pour approcher de Tancrède. Il serait difficile de répondre à cette critique.
Ne vaut-il pas mieux supposer, en général, que mille obstacles ont empêché l’esclave d’aller jusqu’à Tancrède ? Aménaïde, en se plaignant de ces obstacles et de la destinée qui lui a toujours été contraire, en faisant parler ses douleurs, en se livrant à l’espérance, intéresse bien davantage ; tout devient plus naturel et plus animé. Enfin je resupplie, je reconjure à genoux M. et Mme d’Argental de s’en tenir à mon dernier mot. J’ose espérer que la reprise sera favorable ; mais que mes anges se mettent à la tête du parti raisonnable, qui n’est ni pour les tragédies à marionnettes ni pour les tragédies à conversations ; qu’ils soutiennent rigoureusement le grand et véritable genre, celui du cinquième acte de Rodogune, d’Athalie, et peut-être du quatrième acte de Mahomet, du troisième de Tancrède, de Sémiramis, etc.
Vous devez avoir un chant de la Pucelle ; il n’est pas correct malheureusement ; le meilleur y manque. Vous avez Acanthe[6]. Oh, pardieu ! que manque-t-il à Acanthe ? nous sommes fous d’Acanthe ; que vous êtes à plaindre, si Acanthe ne vous plaît pas !
Pardon ; voici une réponse pour Lekain ; vous m’enverrez promener.