Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4404
Vous vous êtes blessé avec vos armes, mon cher et ancien ami ; il n’y a qu’à ne vous plus battre, et vous serez guéri. Dissipation, régime, et sagesse, voilà vos remèdes. Je vous proposerais Tronchin, si je me flattais que vous daignassiez venir dans nos petits royaumes ; mais vous préférez les bords de la Seine au beau bassin de nos Alpes. Je m’intéresse beaucoup teretibus suris[1] de notre grand abbé[2]. Vous êtes de jeunes gens en comparaison du vieillard des Alpes. Il ne tient qu’à vous de vous porter mieux que moi. Je suis né faible, j’ai vécu languissant ; j’acquiers dans mes retraites de la force, et même un peu d’imagination. On ne meurt point ici. Nous avons une femme d’esprit[3] de cent trois ans, que j’aurais mariée à Fontenelle s’il n’était pas mort jeune.
Nous avons aussi l’héritière du nom de Corneille, et ses dix-sept ans. Vous savez qu’elle a l’esprit très-naturel, et que c’est pour cela que Fontenelle l’avait déshéritée[4]. Vous savez toutes mes marches. Il est vrai que j’ai fait rendre le bien que les jésuites avaient usurpé sur six frères, tous au service du roi ; mais apprenez que je ne m’en tiens pas là. Je suis occupé à présent à procurer à un prêtre[5] un emploi dans les galères. Si je peux faire pendre un prédicant huguenot,
Sublimi feriam sidera vertice…
Je suis comme le musicien de Dufresny en chantant son opéra : il fait le tout en badinant. Mais je vous aime sérieusement ; autant en fait Mme Denis. Soyez gai, vous dis-je, et vous vous porterez à merveille.
Je vous embrasse ex toto corde. V.