Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4416

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 147-148).

4416. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL.
À Ferney, 14 janvier.

Que monsieur et madame écrivent à eux deux des lettres aimables ! Je ne peux pas croire que des anges qui écrivent si bien aient tort sur ce Droit du Seigneur ; cependant les écailles ne sont pas encore tombées de mes yeux[1]. Mais pourquoi M. d’Argental n’écrit-il pas ? Quoi, pas un mot ! aurait-il toujours son ophthalmie ? S’il n’est que paresseux, je suis consolé. Il a un charmant secrétaire. Tenez, petite fille, voilà comme les dames écrivent à Paris. Voyez que cela est droit ; et ce style, qu’en dites-vous ? quand écrirez-vous de même, descendante de Corneille ? Cela donne de l’émulation ; elle va vite m’écrire un petit billet dans sa chambre : c’est, je vous assure, une plaisante éducation.

Je suis à vos pieds, madame, moi et la Muse limonadière[2]. Comment, du cercle de mes montagnes, pouvoir reconnaître tant de bontés ?

Voulez-vous vous amuser à lire ce chiffon[3] ? voulez-vous le lire à Mlle Clairon ? Il n’y a que vous et M. le duc de Choiseul qui en ayez. Vous m’allez dire que je deviens bien hardi et un peu méchant sur mes vieux jours. — Méchant ! non, je deviens Minos, je juge les pervers. — Mais prenez garde à vous, il y a des gens qui ne pardonnent point. — Je le sais ; et je suis comme eux. J’ai soixante-sept ans ; je vais à la messe de ma paroisse ; j’édifie mon peuple ; je bâtis une église ; j’y communie, et je m’y ferai enterrer, mort-dieu ! malgré les hypocrites. Je crois en Jésus-Christ consubstantiel à Dieu, en la vierge Marie, mère de Dieu. Lâches persécuteurs, qu’avez-vous à me dire ? — Mais vous avez fait la Pucelle. — Non, je ne l’ai pas faite ; c’est vous qui en êtes l’auteur ; c’est vous qui avez mis vos oreilles à la monture de Jeanne. Je suis bon chrétien, bon serviteur du roi, bon seigneur de paroisse, bon précepteur de fille, je fais trembler jésuites et curés ; je fais ce que je veux de ma petite province grande comme la main, excepté quand les fermiers généraux s’en mêlent ; je suis homme à avoir le pape dans ma manche quand je voudrai. Eh bien ! cuistres, qu’avez-vous à dire ?

Voilà, mes chers anges, ce que je répondrais aux Fantin, aux Grizel, aux Guyon, et au petit singe noir. J’aime d’ailleurs les vengeances qui me font pouffer de rire. Et puis, qui est ce singe noir[4] ? C’est peut-être Berthier, c’est peut-être Gauchat, Caveyrac. Tous ces gens-là sont également la gloire de la France.

J’ai lu la Théorie de l’Impôt ; elle me parait aussi absurde que ridiculement écrite. Je n’aime point ces amis des hommes qui crient sans cesse aux ennemis de l’État : Nous sommes ruinés ; venez, il y fait bon.

À vos pieds.

Pour Dieu, daignez m’envoyer (paroles ne puent point) la feuille[5] de l’infâme Fréron contre M. Le Brun. J’avoue que l’Ode est bien longue, qu’il y a de terribles impropriétés de style ; mais il y a de fort belles strophes, et j’aime M. Le Brun : il m’a fait faire une bonne action, dont je suis plus content de jour en jour.

  1. Actes des apôtres, ix, 18.
  2. Mme Bourette.
  3. L’Èpître à Daphné (Mlle Clairon) ; voyez tome X.
  4. Voyez la lettre à d’Argental, du 30 janvier, et celle à d’Alembert, du 9 février.
  5. Voici le passage de l’Année littéraire dont Thieriot venait d’écrire un mot à Voltaire, au sujet de Marie Corneille : « Vous ne sauriez croire, monsieur, le bruit que fait dans le monde cette générosité de M. de Voltaire. On en a parlé dans les gazettes, dans les journaux, dans tous les papiers publics, et je suis persuadé que ces annonces fastueuses font beaucoup de peine à ce poëte modeste, qui sait que le principal mérite des actions louables est d’être tenues secrètes. Il semble d’ailleurs, par cet éclat, que M. de Voltaire n’est point accoutumé à donner de pareilles preuves de son bon cœur, et que c’est la chose la plus extraordinaire que de le voir jeter un regard de sensibilité sur une jeune infortunée ; mais il y a près d’un an qu’il fait le même bien au sieur L’Écluse, ancien acteur de l’Opéra-Comique, qu’il loge chez lui, qu’il nourrit, en un mot qu’il traite en frère. Il faut avouer que, en sortant du couvent, Mlle Corneille va tomber en de bonnes mains. »