Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4421

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 154-155).

4421. — À M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY[1].
Au château de Ferney, pays de Gex, 16 janvier 1761.

Ambroise Decroze vous a écrit, monsieur, ou du moins vous a envoyé son petit mémoire antisacerdotal pour vous amuser ; mais il faut que j’aie aussi l’honneur de vous écrire. Je suis enchanté de votre souvenir ; j’ai le plaisir d’être rapproché de vous de plus d’une bonne lieue : c’est toujours cela ; mais le mont Jura est terrible. Je vous demande en grâce d’embrasser, pour moi, bien tendrement M. de La Marche, mon contemporain, que j’aimerai jusqu’au dernier moment de ma vie. Je voudrais qu’il pût abandonner pendant quelques jours ses campagnes de Lucullus pour venir dans mes chaumières. Je serais bien curieux de voir son Histoire des impôts[2]. Le livre de M. Mirabeau[3] me paraît d’un fou qui a de beaux accès de raison. Je suis bien persuadé que M. de La Marche aura mis plus de vérité, plus de profondeur dans son ouvrage, et moins de bavarderie. Je suis très-désintéressé sur cette matière, car mes terres sont libres et ne payent rien au roi ; mais je n’en gémis pas moins sur le sort de notre petite province de Gex. Les fermiers généraux ont trouvé un beau secret dans ce petit pays-là : celui de réduire à huit mille habitants, seize à dix-sept mille que le pays en contenait il y a quatre-vingts ans ; mais en récompense ils entretiennent dans ce pays de six lieues de long quatre-vingt-douze commis extrêmement utiles à l’État. Que voulez-vous, monsieur ? Il faut bien qu’il y ait scandale en ce monde ; mais malheur à celui par qui vient scandale !

Je viens, moi, de me donner un petit plaisir qui paraît assez scandaleux aux jésuites. Ils avaient usurpé un domaine assez considérable sur six gentilshommes, tous frères, tous officiers, tous en guenilles ; j’ai obligé les révérends pères à déguerpir du patrimoine d’autrui malgré des lettres patentes du roi, entérinées au parlement de Dijon. Frère Berthier ne manquera pas de dire qu’on voit bien que j’ai des sentiments très-dangereux, et que je suis un très-mauvais chrétien.

Je ne sais pas ce qu’est devenu M. Le Bault : il avait la bonté de me vendre de fort bon vin tous les ans, et il m’abandonne : mais j’ai pris le parti d’en faire chez moi d’assez passable.

Mille respects à Mme de Ruffey.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Manuscrit conservé au château de La Marche, et que l’éditeur de ces lettres a parcouru. (Note du premier éditeur.)
  3. Théorie de l’impôt, Paris, 1760, in-4° et in-12, par le marquis de Mirabeau, auteur de l’Ami des hommes. C’était, suivant lui, son chef-d’œuvre.