Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4425

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 158-159).

4425. — À M.  HELVÉTIUS.
Aux Délices, 19 janvier.

Il est vrai, mon très-cher philosophe persécuté, que vous m’avez un peu mis, dans votre livre[1], in communi martyrum ; mais vous ne me mettrez jamais in communi de ceux qui vous estiment et qui vous aiment. On vous avait assuré, dites-vous, que vous m’aviez déplu. Ceux qui ont pu vous dire cette chose qui n’est pas, comme s’exprime notre ami Swift, sont enfants du diable. Vous, me déplaire ! Et pourquoi ? et en quoi ? vous en qui est gratia, fama[2] ; vous qui êtes né pour plaire ; vous que j’ai toujours aimé, et dans qui j’ai chéri toujours, depuis votre enfance, les progrès de votre esprit. On avait comme cela dit à Duclos qu’il m’avait déplu, et que je lui avais refusé ma voix à l’Académie. Ce sont en partie ces tracasseries de messieurs les gens de lettres, et encore plus les persécutions, les calomnies, les interprétations odieuses des choses les plus raisonnables, la petite envie, les orages continuels attachés à la littérature, qui m’ont fait quitter la France. On vend très-bien des terres pendant la guerre, vu que cette guerre enrichit et messieurs les trésoriers de l’extraordinaire, et messieurs les entrepreneurs des vivres, fourrages, hôpitaux, vaisseaux, cordages, bœuf salé, artillerie, chevaux, poudre, et messieurs leurs commis, et messieurs leurs laquais, et mesdames leurs catins. J’ai trois terres ici, dont une jouit de toutes franchises, comme le franc-alleu le plus primier ; et le roi m’ayant conservé, par un brevet, la charge de gentilhomme ordinaire, je jouis de tous les droits les plus agréables. J’ai terre aux confins de France, terre à Genève, maison à Lausanne ; tout cela dans un pays où il n’y a point d’archevêque qui excommunie les livres qu’il n’entend pas. Je vous offre tout, disposez-en.

Cet archevêque[3] dont vous me parlez, ferait bien mieux d’obéir au roi, et de conserver la paix, que de signer des torcheculs de mandements. Le parlement a très-bien fait, il y a quelques années, d’en brûler quelques-uns, et ferait fort mal de s’occuper d’un livre de métaphysique, portant privilège du roi. J’aimerais mieux qu’il me fît justice de la banqueroute du fils[4] de Samuel Bernard, juif, fils de juif, mort surintendant de la maison de la reine, maître des requêtes, riche de neuf millions, et banqueroutier. Vendez votre charge de maître d’hôtel, vende omnia quæ habes, et sequere me[5]. Il est vrai que les prêtres de Genève et de Lausanne sont des hérétiques qui méprisent saint Athanase, et qui ne croient pas Jésus-Christ Dieu ; mais on peut du moins croire ici la Trinité, comme je fais, sans être persécuté ; faites-en autant. Soyez bon catholique, bon sujet du roi, comme vous l’avez toujours été, et vous serez tranquille, heureux, aimé, estimé, honoré partout, particulièrement dans cette enceinte charmante couronnée par les Alpes, arrosée par le lac et par le Rhône, couverte de jardins et de maisons de plaisance, et près d’une grande ville où l’on pense. Je mourrais assez heureux si vous veniez vivre ici. Mille respects à madame votre femme.

Notre nièce est très-sensible à l’honneur de votre souvenir.

  1. Voyez la note 2, tome XXXIX, page 559.
  2. Horace, livre I, épître iv, vers 10.
  3. Christophe de Beaumont.
  4. Bernard de Coubert.
  5. Saint Matthieu, chap. xiv, vers 21.