Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4437

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 175-177).

4437. — À M. LE CONSEILLER LE BAULT[1].
Au château de Ferney, pays de Gex, 29 janvier 1761.

Monsieur, M. de Ruffey a pris le département d’Apollon, et vous de Bacchus avec moi ; je ne m’étais adressé à M. de Ruffey, pour substituer des tonneaux de vin à l’Hippocrène, que parce que vous paraissiez m’abandonner tout à fait. Si Tancrède et Pierre vous ont amusé, monsieur, reprenez donc vos nobles fonctions, je me livre à vous pour toute ma vie ; je fais de meilleur vin dans la terre de Tournay que M. le président de Brosses ne l’imagine ; mais il ne vaut pas le vôtre. Daignez donc, monsieur, m’envoyer tous les ans deux tonneaux, l’un de vin d’ordinaire, l’autre de nectar, qui me fasse longtemps jouir de la terre de Tournay ; sans trop déplaire au président, je les aimerais assez en doubles futailles, le vin se conserve sur sa lie et s’abonnit.

Le curé de Moëns aurait dû mettre un peu plus d’eau dans son vin ; je ne sais quelle prérogative les pasteurs du pays de Gex croient avoir de donner des coups de bâton à leurs ouailles. J’interrogeai hier un paysan qui avait reçu, il y a quelques années, cent coups de bâton du même curé à la porte de l’église ; il me dit que c’était l’usage. J’avoue, monsieur, que chaque pays a ses cérémonies. Mais, railleries à part, la nouvelle aventure de ce prêtre est très-grave et très-punissable : c’est un assassinat prémédité dans toutes les formes. J’ai vu le fils de Decroze à la mort pendant quinze jours. Le curé lui-même alla à une demi-lieue de chez lui, à dix heures du soir, armer les assassins. C’est un homme qui fait trembler tout le pays ; il est malheureusement l’intime ami du substitut de monsieur le procureur général, et c’est probablement à cette tendre amitié qu’il doit l’indulgence dont il abuse ; il n’a été qu’assigné pour être ouï, tandis que ses complices ont été décrétés de prise de corps. Il remue tout le clergé, il court à Annecy remontrer à l’évêque que tout est perdu dans l’Église de Dieu si les curés ne sont pas maintenus dans le droit de donner des coups de bâton à qui il leur plaît.

Mais voici quelque chose d’un peu plus grave et de plus ecclésiastique. Une sœur du sieur Decroze, assassiné par le curé de Moëns, voyant son frère en danger de mort, s’est avisée de faire une neuvaine, et c’est à cela sans doute qu’on doit la guérison de ce pauvre garçon (qu’il faudra pourtant faire trépaner peut-être dans quelque temps) ; une neuvaine ne vaut rien si on ne se confesse et si on ne communie. Elle se confessa donc. Mais à qui ? À un jésuite, nommé Jean Fessy, ami du curé de Moëns. Jean Fessy lui dit qu’elle était damnée si elle n’abandonnait pas la cause de son frère, et si elle ne forçait pas son père à se désister de toute poursuite contre le curé, et à trahir le sang de son fils. Il lui refusa l’absolution[2] ! La pauvre fille, effrayée et tout en larmes, vint apprendre cette nouvelle à son père ; elle fit serment devant moi que rien n’était plus véritable. Jugez quel effet cette scène fait dans Genève et dans toute la Suisse.

Je vous supplie de vouloir bien me mander, monsieur, si le père n’est pas en droit de faire jurer sa fille en justice, et si le jésuite Jean Fessy ne doit pas subir interrogatoire ; il me semble qu’on en usa ainsi dans l’affaire du bienheureux Girard et de la Cadière ; celle-ci est plus affreuse, parce que l’assassinat y est joint au sacrilège. Ce qu’on appelle la justice de Gex mériterait bien que la véritable justice de Bourgogne daignât la diriger. Et, en vérité, on aurait besoin que quelques conseillers du parlement vinssent mettre un frein au brigandage qui règne dans cette malbeureuse petite province.

J’ai l’honneur d’être avec tout le respect possible, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.


Voltaire.

  1. Éditeur, de Mandat-Grancey. — Dictée à un secrétaire, signée seulement par Voltaire, sauf l’intercalation signalée plus loin.
  2. Ces mots : Il lui refusa l’absolution ! sont ajoutés de la main de Voltaire, entre deux lignes.