Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4463

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 205-207).

4463. — À M. LE BRUN.
Au château de Ferney, 15 février.

Il y a longtemps, monsieur, que je ne suis surpris de rien ; mais je suis affligé qu’on traite si légèrement l’honneur d’une famille respectable. Si un gentilhomme en ac, arrivé de Gascogne, voyait sa fille insultée dans les feuilles de Fréron ; si l’on disait d’elle qu’elle est élevée par un bateleur de l’Opéra, il en demanderait vengeance et l’obtiendrait. L’honneur d’une famille n’a rien de commun avec de mauvaises critiques littéraires. Le déni de justice dont on nous menace en cette occasion n’est qu’une suite de l’indigne mépris que la nation a toujours fait des belles-lettres qui font sa gloire. Que Fréron dise de la fille d’un conseiller au Châtelet ce qu’il a dit de Mlle Corneille, il sera mis au cachot, sur ma parole ; mais il aura outragé la descendante du grand Corneille impunément, parce que l’impertinence française ne considère ici que la parente d’un auteur élevée par un auteur. Telle est, monsieur, la manière de penser, orgueilleuse et basse à la fois, des légers citoyens de Paris.

C’est une chose honteuse que M. de Malesherbes soutienne ce monstre de Fréron, et que le Journal des Savants ne soit payé que du produit des feuilles scandaleuses d’un homme couvert d’opprobre. Mais vous m’ouvrez une voie que je crois qu’il faut tenter, c’est celle de M. le comte de Saint-Florentin : il hait Fréron, il protège beaucoup L’Écluse ; vous avez en main, monsieur, le certificat de Mme Denis, celui du résident de France à Genève, la procuration de L’Écluse même. Ne pourriez-vous pas faire adresser toutes ces pièces à M. de Saint-Florentin, avec une lettre de M. Corneille, qui lui représenterait l’outrage fait à lui et à sa fille, les mots : de belle éducation au sortir du couvent ! etc. ; mots qui seuls sont capables d’empêcher cette demoiselle de se marier ?

Une lettre forte et touchante, telle que vous savez les écrire, ferait peut-être quelque effet. Il est certain que si cette démarche est sans succès, elle n’est pas dangereuse : il est donc clair qu’on la doit faire.

Le pis aller après cela, monsieur, serait de livrer ce coquin à l’indignation du public, en démontrant sa calomnie. L’Écluse est un homme de cinquante ans, très-raisonnable, et qui a de l’esprit ; mais nous sommes éloignés de lui confier l’éducation de Mlle Corneille. Je vous répète, monsieur, que nous avons pour elle les soins et les égards que nous aurions pour une Montmorency ; que nous y mettons notre gloire. Non-seulement Mlle Corneille est devenue notre fille, mais nous la respectons. Et une preuve de nos attentions, c’est qu’elle ne sait rien de l’indigne outrage que le dernier des hommes a osé lui faire.

Je ne vous écris point de ma main, parce que j’ai un peu de goutte.

J’ajoute seulement, monsieur, que si M. de Saint-Florentin ne punit pas le coquin, si vous dédaignez de lui donner cent coups de bâton en présence de M. Corneille le père, ce sera toujours au moins une petite consolation de démontrer dans tous les journaux qu’il n’est qu’un lâche calomniateur.

Je vois bien qui sont les gens dont vous me parlez, qui se donnent le petit plaisir de faire aboyer ce misérable ; mais les jésuites ont très-grand tort avec moi : il ne tenait qu’à eux de faire taire leur frère Berthier ; les rieurs ne sont pas pour eux, et je fais pis que de me moquer d’eux, puisque je viens de les chasser d’un domaine qu’ils avaient usurpé sur des orphelins. C’est toujours quelque chose d’avoir fait une telle blessure à une des têtes de l’hydre. Puissent les fanatiques et les hypocrites être écrasés ! Mais quand on ne peut les exterminer, il faut vivre loin d’eux. Cependant il est dur d’être en même temps loin de vous.

Votre très-humble et très-obéissant serviteur.


Voltaire.