Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4482
À quelque chose près, je suis de votre avis en tout, mon cher et vrai philosophe. J’ai lu avec transport votre petite drôlerie[1] sur l’histoire, et j’en conclus que vous êtes seul digne d’être historien ; mais daignez dire ce que vous entendez par la défense que vous faites d’écrire l’histoire de son siècle. Me condamnez-vous à ne point dire, en 1761, ce que Louis XIV faisait de bien et de mal en 1662 ? Ayez la bonté de me donner le commentaire de votre loi.
Je ne sais pas encore s’il est bon de prendre les choses à rebours[2]. Je conçois bien qu’on ne court pas grand risque de se tromper quand on prend à rebours les louanges que des fripons lâches donnent à des fripons puissants ; mais si vous voulez qu’on commence par le xviie siècle avant de connaître le xvie et le xve, je vous renverrai au conte du Bélier[3], qui disait à son camarade : Commence par le commencement.
J’aime à savoir comment les jésuites se sont établis, avant d’apprendre comment ils ont fait assassiner le roi de Portugal[4]. J’aime à connaître l’empire romain, avant de le voir détruit par des Albouins et des Odoacres ; ce n’est pas que je désapprouve votre idée, mais j’aime la mienne, quoiqu’elle soit commune.
J’ai bien de la peine à vous dire qui l’emporte chez moi du plaisir que m’a fait votre dissertation, ou de la reconnaissance que je vous dois d’avoir si noblement combattu en ma faveur ; cela est d’une âme supérieure. Je connais bien des académiciens qui n’auraient pas osé en faire autant. Il y a des gens qui ont leurs raisons pour être lâches et jaloux ; il fallait un homme de votre trempe pour oser dire tout ce que vous dites. Quelques personnes vous regardent comme un novateur ; vous l’êtes sans doute ; vous enseignez aux gens de lettres à penser noblement. Si on vous imite, vous serez fondateur ; si on ne vous imite pas, vous serez unique.
Voulez-vous me permettre d’envoyer votre discours au Journal encyclopédique ? Il faut que vous permettiez qu’on publie ce qui doit instruire et plaire ; je vous le demande en grâce pour mon pauvre siècle, qui en a besoin.
Adieu, être raisonnable et libre ; je vous aime autant que je vous estime, et c’est beaucoup dire.
- ↑ Expression de Molière dans Pourceaugnac, acte I, scène ii.
- ↑ D’Alembert, dans ses Réflexions sur l’Histoire, proposait de l’enseigner à rebours ; « en commençant par les temps les plus proches de nous, et finissant par les plus reculés ».
- ↑ Ouvrage d’Hamilton ; voyez tome XIV, page 78.
- ↑ Joseph Ier ; voyez tome XV, pages 173 et 395.