Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4482

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 227-228).

4482. — À M. D’ALEMBERT.

3 mars.

À quelque chose près, je suis de votre avis en tout, mon cher et vrai philosophe. J’ai lu avec transport votre petite drôlerie[1] sur l’histoire, et j’en conclus que vous êtes seul digne d’être historien ; mais daignez dire ce que vous entendez par la défense que vous faites d’écrire l’histoire de son siècle. Me condamnez-vous à ne point dire, en 1761, ce que Louis XIV faisait de bien et de mal en 1662 ? Ayez la bonté de me donner le commentaire de votre loi.

Je ne sais pas encore s’il est bon de prendre les choses à rebours[2]. Je conçois bien qu’on ne court pas grand risque de se tromper quand on prend à rebours les louanges que des fripons lâches donnent à des fripons puissants ; mais si vous voulez qu’on commence par le xviie siècle avant de connaître le xvie et le xve, je vous renverrai au conte du Bélier[3], qui disait à son camarade : Commence par le commencement.

J’aime à savoir comment les jésuites se sont établis, avant d’apprendre comment ils ont fait assassiner le roi de Portugal[4]. J’aime à connaître l’empire romain, avant de le voir détruit par des Albouins et des Odoacres ; ce n’est pas que je désapprouve votre idée, mais j’aime la mienne, quoiqu’elle soit commune.

J’ai bien de la peine à vous dire qui l’emporte chez moi du plaisir que m’a fait votre dissertation, ou de la reconnaissance que je vous dois d’avoir si noblement combattu en ma faveur ; cela est d’une âme supérieure. Je connais bien des académiciens qui n’auraient pas osé en faire autant. Il y a des gens qui ont leurs raisons pour être lâches et jaloux ; il fallait un homme de votre trempe pour oser dire tout ce que vous dites. Quelques personnes vous regardent comme un novateur ; vous l’êtes sans doute ; vous enseignez aux gens de lettres à penser noblement. Si on vous imite, vous serez fondateur ; si on ne vous imite pas, vous serez unique.

Voulez-vous me permettre d’envoyer votre discours au Journal encyclopédique ? Il faut que vous permettiez qu’on publie ce qui doit instruire et plaire ; je vous le demande en grâce pour mon pauvre siècle, qui en a besoin.

Adieu, être raisonnable et libre ; je vous aime autant que je vous estime, et c’est beaucoup dire.


  1. Expression de Molière dans Pourceaugnac, acte I, scène ii.
  2. D’Alembert, dans ses Réflexions sur l’Histoire, proposait de l’enseigner à rebours ; « en commençant par les temps les plus proches de nous, et finissant par les plus reculés ».
  3. Ouvrage d’Hamilton ; voyez tome XIV, page 78.
  4. Joseph Ier ; voyez tome XV, pages 173 et 395.