Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4485

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 231-232).

4485. — À M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY[1].
Au château de Ferney, pays de Gex, 8 mars 1761.

Nous travaillons à force, monsieur, pour vous recevoir dans notre petit ermitage de Bourgogne, au mois d’août. Ne vous figurez pas de trouver une maison comme la vôtre, ou comme celle de M. de La Marche. Ce que mon curé appelle château n’est qu’une très-petite maison, bâtie pour un philosophe et faite uniquement pour des philosophes.

Si vous venez donc avec M. le président de La Marche, commencez par oublier toutes vos magnificences, et songez que vous allez chez Baucis et Philémon.

La grande affaire du curé de Moëns ne tintera pas sitôt aux oreilles du parlement de Dijon ; il faut auparavant qu’elle étourdisse longtemps les nôtres. Tout le clergé prend part à ce procès ; les curés du pays prétendent qu’ils ont le droit incontestable de donner des coups de bâton aux laïques, et que cela leur fut accordé par le premier concile de Latran. Ils ajoutent que quiconque témoigne contre eux est excommunié ipso facto ; et comme nous sommes dans le saint temps des Pâques, il se pourra bien faire qu’on refuse la communion à tous les mauvais chrétiens qui ont prétendu qu’il n’était pas absolument permis à un curé d’aller assassiner un jeune homme chez une femme pendant la nuit.

Je vous remercie tendrement, en qualité de laïque, de vos bontés pour le pauvre battu.

J’ai été appelé en témoignage sur cette belle affaire. J’avis vu le crâne du jeune homme entr’ouvert ; je l’avais vu pendant quinze jours entre la vie et la mort ; et l’honnête curé qui l’avait mis en cet état m’a soutenu que c’était un érésypèle ; je ne crois pas qu’il y ait dans l’Église un plus impudent coquin que ce prêtre. Aussi l’évêque savoyard prend vigoureusement son parti. Avez-vous lu le roman de Rousseau J.-J.[2] ? Cela ne me paraît ni dans le goût de Tèlémaque, ni dans celui de Zaïde. J’aurai l’honneur de vous envoyer par la poste des exemplaires du rogaton que vous me demandez[3] par l’adresse que vous m’indiquez.

Mille respects à Mme de Ruffey, comme à vous.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. La Nouvelle Héloïse.
  3. La Lettre à un sénateur bolonais (le marquis Albergati Capacelli).