Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4492

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 238-239).

4492. — À M. L’ABBÉ D’OLIVET.
À Ferney, pays de Gex, 19 mars.

Vos lettres sont venues à bon port, mon très-cher maître. Les veredarii sont exacts, parce qu’il leur en revient quelque chose. Il est vrai que j’ai été obligé d’avertir que je ne recevais point de lettres d’inconnus, et vous trouverez que j’ai eu raison quand vous saurez que très-souvent la poste m’apportait pour cent francs de paquets de gens discrets qui m’envoyaient leurs manuscrits à corriger ou à admirer. Le nombre des fous mes confrères, quos scribendi cacoethes tenet[1], est immense. Celui des autres fous, à lettres anonymes, n’est pas moins considérable. Mais pour vous, mon cher abbé, qui êtes très-sage, et qui m’aimez, sachez qu’une de vos lettres est un de mes plus grands plaisirs, et serait ma plus chère consolation, si j’avais besoin d’être consolé.

Vous parlez de brochures ; il y a autant de feuilles dans Paris qu’à mes arbres ; mais aussi la chute des feuilles est fréquente. On en a imprimé une de moi où il est question de vous[2], et de la langue française, à laquelle vous avez rendu tant de services. C’est une réponse que j’avais faite à M. Deodati Tovazzi, qui disait un peu trop de mal de notre langue.

Je savais que l’archidiacre[3] de Fontenelle et de Lamotte était admis pour compiler, compiler des phrases à notre tripot, et qu’on vous accusait d’avoir molli en cette occasion. Je crois, mon cher maître, qu’on vous calomnie.


L’abbé Trublet m’avait pétrifié[4].


Mais pourquoi ne serait-il pas de l’Académie ? L’abbé Cotin en était bien : j’attends l’abbé Le Blanc avec une impatience extrême. J’ai une querelle avec vous sur les vers croisés. Je trouve qu’ils sauvent l’uniformité de la rime, qu’on peut se passer avec eux de frêres lais, et qu’ils sont harmonieux.


· · · · · Licentia sumpta pudenter

(Hor., de Art. poet.. V. 31.)


n’est pas mal ; mais je vous dirai à l’oreille que c’est un écueil. Il y a dans ce genre de vers un rhythme caché fort difficile à attraper. Si quelqu’un m’imite, il courra des risques. J’aimerais passionnément à m’entretenir avec vous de littérature, et à pleurer sur la nôtre. Mais vous vous moquez de moi avec votre banlieue ; il faudrait que je fusse d’avance imbécile de quitter les deux lieues de pays que je possède, et où je suis indépendant, pour Arcueil et pour Gentilly. Tenez, tenez, voici ma réponse dans ce paquet :


Ad urbem non descendet vates tuus ;

(Hor., lib. I, ep. vii, v. 11.)

Omitte mirari beatæ
Fumum, et opes, strepitumque Paris.

(Hor., III, od. xxix, v. 11.)

Je n’ai eu l’idée du bonheur que depuis que je suis chez moi dans la retraite. Mais quelle retraite ! J’ai quelquefois cinquante personnes à table ; je les laisse avec Mme Denis, qui fait les honneurs, et je m’enferme. J’ai bâti ce qu’en Italie on appelle un palazzo ; mais je n’en aime que mon cabinet de livres, senectutem alunt[5]. Vivez, mon cher abbé ; on n’est point vieux avec de la santé. Je veux, avant de mourir, vous adresser une Épître sur le peu d’usage que font nos littérateurs de vos préceptes et de vos exemples. Quel style que celui d’aujourd’hui ! Ni nombre, ni harmonie, ni grâce, ni décence. Chacun cherche à faire des sauts périlleux. Je laisse les Gilles sur leur corde lâche, et je cultive comme je peux mes champs et ma raison.

M. de Chimène vous remercie : il a du goût ; il étudie beaucoup ; il a lu vos ouvrages ; il aime mieux votre préface sur de Natura deorum, et votre Histoire de la Philosophie, que les tours de force de Jean-Jacques, lequel Jean-Jacques mérite la petite correction qu’il a reçue. Adieu encore une fois.

  1. Juvénal, satire vii, vers 51-52, a dit :

    · · · · · Tenet insanabile multos
    Scribendi cacoethes.

  2. Voyez, page 171, un passage de la lettre 4432.
  3. Trublet.
  4. Vers du Pauvre Diable ; voyez tome X.
  5. Cicéron, dans son oraison Pro Archia poeta, cap. vii, dit : « Adolescentiam alunt, senectutem oblectant. »