Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4540

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 292-294).

4540. — À M.  D’ALEMBERT.
7 ou 8 de mai.

Monsieur le Protée, monsieur le multiforme, je crois que votre Discours sur l’étude[1] est celui de vos ouvrages qui m’a fait le plus de plaisir, soit parce que c’est le dernier, soit parce que je m’y retrouve. Somme totale, vous êtes grand penseur et grand metteur en œuvre ; mais ce n’est pas assez de montrer qu’on a plus d’esprit que les autres. Allons donc, rendez quelque service au genre humain ; écrasez le fanatisme, sans pourtant risquer de tomber, comme Samson, sous les ruines du temple qu’il démolit ; faites sentir à notre siècle toute sa petitesse et tout son ridicule ; renversez ses idoles. Qui sont ces polissons qui ont fait brûler cette consultation de ce polisson qui a répondu à Mlle Clairon par du galimatias[2] ? A-t-on jamais rien vu de plus sot que le livre de cet avocat, et de plus impertinent que l’arrêt qui le condamne ? La séance contre l’Encyclopédie, et le réquisitoire aussi insolent qu’absurde de maître Aliboron-Omer, ne sont-ils pas du xive siècle ? Faut-il qu’une troupe de convulsionnaires soit toute-puissante ? et ne doit-on pas rougir, quand on est homme, de ne pas sonner le tocsin contre ces ennemis de l’humanité ? Ne détruisit-on pas dans Athènes la tyrannie des trente, et n’est-ce pas par le ridicule qu’il faut détruire dans Paris la tyrannie des cent quatre-vingts ? On se plaignait autrefois des jésuites ; mais saint Médard devient plus à craindre que saint Ignace. Si on ne peut étrangler le dernier moliniste avec les boyaux du dernier janséniste, rendons ces perturbateurs du repos public ridicules aux yeux des honnêtes gens. Qu’ils n’aient plus pour eux que le faubourg Saint-Marceau et les Halles. Mon cher philosophe, vous vous déclarez l’ennemi des grands et de leurs flatteurs, et vous avez raison ; mais ces grands protègent dans l’occasion, ils peuvent faire du bien ; ils méprisent l’infâme : ils ne persécuteront jamais les philosophes, pour peu que les philosophes daignent s’humaniser avec eux. Mais pour vos pédants de Paris, qui ont acheté un office ; pour ces insolents bourgeois, moitié fanatiques, moitié imbéciles, ils ne peuvent faire que du mal.

Notre f… Académie a donné pour sujet de son prix les louanges d’un chancelier janséniste, persécuteur de toute vérité, mauvais cartésien, ennemi de Newton, faux savant et faux honnête homme[3]. Passe pour le maréchal de Saxe, qui aimait les filles, et qui ne persécutait personne. Je suis indigné de ce qui m’est revenu de Paris. Je ne connais que vous qui puissiez venger la raison. Dites hardiment et fortement tout ce que vous avez sur le cœur. Frappez, et cachez votre main. On vous reconnaîtra ; je veux bien croire qu’on en ait l’esprit, qu’on ait le nez assez bon ; mais on ne pourra vous convaincre, et vous aurez détruit l’empire des cuistres dans la bonne compagnie : en un mot, je vous recommande l’infâme ; faites-moi ce plaisir avant que je meure ; c’est le point essentiel. L’Oracle des fidèles[4] devrait faire une prodigieuse sensation ; mais la nation est trop frivole pour un livre qui demande de l’attention.

À propos, je n’ai pas ici mes calculs de la vie humaine ; mais il est clair que nous autres animaux à deux pieds nous n’avons que vingt-deux ans dans le ventre, l’un portant l’autre. Expliquez-moi comment, à trente ans, on doit espérer soixante ? J’en ai soixante-sept, et je suis bien malingre. Je voudrais vous voir avant de rendre mon corps et mon âme aux quatre éléments.

Dites, je vous prie, à Mme  du Deffant combien je lui suis attaché. Elle pense et parle, et il y en a de par le monde qui ne savent pas même parler.

  1. Apologie de l’étude, lue à l’Académie française le 13 avril 1761.
  2. Voyez la note, tome XXIV, page 239.
  3. Le chancelier d’Aguesseau. Le prix fut remporté par Thomas.
  4. Voyez une note de la lettre 4360.