Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4555

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 305-306).

4555. — À MADAME DE FONTAINE,
à paris.
31 mai.

Ma chère nièce, à présent que vous avez passé huit jours avec M. de Silhouette, vous devez savoir l’histoire de la finance sur le bout de votre doigt. Je crois qu’il pense comme l’Ami des hommes[1], qu’il n’est pas l’ami d’un tas de fripons qui ont su se faire respecter et se rendre nécessaires, en s’appropriant l’argent comptant de la nation ; mais je crois que M. de Silhouette est un médecin qui a voulu donner trop tôt l’émétique à son malade. Le duc de Sully ne put remettre l’ordre dans les finances que pendant la paix. Je sais que les déprédations sont horribles, et je sais aussi que ceux qui ont été assez puissants pour les faire le sont assez pour n’être pas punis. Ma chère nièce, tout ceci est un naufrage ; sauve qui peut ! est la devise de chaque pauvre particulier. Cultivons donc notre jardin comme Candide : Cérès, Pomone, et Flore, sont de grandes saintes, mais il faut fêter aussi les Muses.

J’aurai peut-être fait encore une tragédie avant que la petite Corneille ait lu le Cid. Il me semble que je fais plus qu’elle pour la gloire de son nom : j’entreprends une édition de Corneille, avec des remarques qui peuvent être instructives pour les étrangers, et même pour les gens de mon pays. L’Académie doit faire imprimer nos meilleurs auteurs du siècle de Louis XIV dans ce goût ; du moins elle en a le projet, et j’en commence l’exécution. Cette édition de Corneille sera magnifique, et le produit sera pour l’enfant qui porte ce nom, et pour son pauvre père, qui ne savait pas, il y a quatre ans, qu’il y eût jamais eu un Pierre Corneille au monde.

Le parlement prend mal son temps pour se déclarer contre les spectacles, et pour faire brûler, par l’exécuteur des hautes œuvres, l’œuvre d’un pauvre avocat[2] qui vient de donner une très-ennuyeuse mais très-sage consultation sur l’excommunication des comédiens. Les jansénistes et les convulsionnaires triomphent au parlement ; mais ils n’empêcheront pas Mlle Clairon de faire verser des larmes à ceux qui sont dignes de pleurer ; et les pédants, ennemis des plaisirs honnêtes, perdront toujours leur cause au parlement du parterre et des loges.

Je crois que la petite brochure[3] de M. Dardelle pourra vous divertir : je vous l’envoie, en vous embrassant, vous et les vôtres, de tout mon cœur.

  1. Titre d’un ouvrage du marquis de Mirabeau ; voyez tome XX, page 249.
  2. Huerne de La Mothe ; voyez la note, tome XXIV, page 239.
  3. La Conversation de monsieur l’Intendant des Menus (voyez tome XXIV, page 239), que Voltaire disait être d’un M. Dardelle.